état policé

L’État policé

Nous venons de vivre deux semaines assez étonnantes d’un point de vue politique ou, plus exactement, du point de vue de l’utilisation du langage dans la sphère politique. Deux événements sont à prendre en compte : l’utilisation du mot « banquier » pour qualifier monsieur Macron, le ministre de l’Économie, et les propos de Gérard Filoche après le décès de quatre individus dans un accident d’avion en Russie, parmi lesquels se trouvait monsieur de Margerie, patron de Total.

On se souvient qu’il y a de cela un an et demi, le « salopard » prononcé par mon camarade François Delapierre à l’endroit de Pierre Moscovici avait fait grand bruit. Il s’agissait là d’une insulte en bonne et due forme, et l’on peut donc comprendre que la bonne société médiatique s’en soit émue parce qu’à part le très célèbre « casse toi pov’ con » de Nicolas Sarkozy (prononcé, c’est toute la différence, en destination d’un citoyen), on ne dit pas souvent des gros mots de ce type dans la sphère publique.

Mais voici maintenant une nouveauté : il y a des mots qu’on ne peut plus dire ou des situations dans lesquelles on ne peut plus dire des mots qu’on disait avant. C’est le cas du mot « banquier », qui est devenu une insulte au même titre que « salopard ». C’est le cas aussi de la critique des grands capitalistes quand ils décèdent : la chose devient interdite, le chœur de louanges ne doit pas être perturbé. Voyons cela.

Le banquier Macron 

Dans une note de blog publiée le 13 octobre 2014 et intitulée : « Macron, le nouveau vizir en vue », Jean-Luc Mélenchon qualifie le ministre de l’Économie de « banquier », ce qu’il avait déjà fait la veille sur France 3. D’un point de vue purement objectif, il est juste de dire que monsieur Macron a été un banquier d’affaires chez Rothschild de 2008 à 2012, il est juste de dire qu’il a gravi les échelons pour devenir associé en 2010 et gérant en 2012. Il est juste de dire qu’il a piloté le rachat par Nestlé d’une filiale de Pfizer pour environ 9 milliards d’euros et qu’il a touché une grosse commission sur ce pactole.

Monsieur Macron a donc été un banquier, et un de la pire espèce : un banquier d’affaires. Pas le banquier au bas de la chaîne, pas celui que vous rencontrez quand vous voulez un prêt ou que vous voulez savoir pourquoi diable votre carte bancaire vous coûte quatre euros par mois. Celui-là est aussi écrasé que nous par le système capitaliste : il est stressé en permanence par des objectifs de vente à tenir et intéressé par des micro-primes qui font que souvent, il trouve à tort que c’est pas si mal d’arnaquer les gens. Non, monsieur Macron évoluait dans la catégorie des super-champions capables de voir des chèques avec une dizaine de chiffres sans avoir l’impression d’avoir gagné au loto.

S’il est juste, d’un point de vue objectif, de dire que monsieur Macron a été banquier, il est faux de dire qu’il l’est encore. Reste alors à voir ce que l’on peut en dire d’un point de vue subjectif.

Qu’a fait monsieur Macron depuis qu’il est ministre de l’Économie ? Il a traité les salariés de Gab d’illettrés, il s’en est pris à l’assurance chômage, il a attaqué les 35h, il parle des acquis sociaux comme de « tabous », il a dit que la relance des autobus permettrait aux pauvres de voyager moins cher. Il a sûrement dit d’autres énormités de ce type. D’un point de vue subjectif, le mien, il parle comme un banquier, comme le président du Medef ou comme un grand patron du CAC 40.

Et pourtant, la sphère médiatique a réagi comme si qualifier monsieur Macron de banquier était une insulte de la pire espère. C’est le ministre de l’Économie lui-même qui donne le top départ, déclarant le 16 octobre sur France Inter qu’il jugeait « minable » qu’on « essaie de [le] réduire » à son passé de banquier. Immédiatement, les médias ont alors pris le relai.

Bruno Roger-Petit, dans Le Plus, écrit un article (je ne mets pas de lien, vous chercherez) titré : « De Mélenchon à Le Pen : le terrible procès digne des années 30 fait au “banquier” Macron ». On a là un ressort classique de diabolisation de Jean-Luc Mélenchon : le voilà collé à madame Le Pen, qui a apparemment dit la même chose. L’article est en soi une perle puisque l’auteur écrit qu’il y a un climat digne des années 30 avec la sortie du livre de Zemmour, que Macron c’est Blum, que Mélenchon et Filoche sont des « réac-populistes », et ainsi de suite. L’article est totalement incohérent, on ne comprend pas le lien entre Zemmour et Mélenchon, et il est reproché à Mélenchon un « procès en classe sociale » dont il est dit que Macron fait exactement la même chose pour les « illettrés » de Gab ou les pauvres qui prendront l’autobus mais que là, c’est pas le sujet de l’article. Vide, creux, inutile, mais ça vous crée une « ambiance », comme ils disent.

Un peu plus tard dans la semaine à « On n’est pas couché », Léa Salamé reprochera exactement la même chose, avec exactement les mêmes mots, à Jean-Luc Mélenchon. Si bien que ce dernier expliquera que le problème n’est pas qu’il ait été banquier mais qu’il « applique une logique de banquier à la tête de l’État ». Ce qui m’amuse le plus, c’est que dans la séquence concernée, on entend Aymeric Caron dire : « oh ben il peut [dire banquier] s’il veut ! ». Regardez bien le déroulement (ça commence à 43:02)… Léa Salamé fait « une toute petite parenthèse » et dit « arrêtez avec le banquier Macron, c’est pas de votre niveau », et de sortir la perfidie préparée de longue main (« toute petite parenthèse », dit-elle, n’est-ce pas) sur « Emmanuelli le banquier ». La réponse de Jean-Luc Mélenchon est au poil et répond d’un bloc à tout le monde : il est qualifié de banquier non pas parce qu’il l’a été d’un point de vue objectif mais parce qu’il continue à l’être d’un point de vue subjectif, dans son action à la tête du ministère de l’Économie.


J.-L. Mélenchon à « On n’est pas couché » sur France 2 le 18/10/2014 by Parti de Gauche

Le lendemain, Bruno Le Roux, président du groupe PS à l’Assemblée nationale, en a remis une couche, accusant Jean-Luc Mélenchon de « racisme larvé », toujours à propos du banquier Macron. Étonnante utilisation du mot « racisme », n’est-ce pas ? Que dire donc de François Hollande qui avait déclaré que son « adversaire » c’était « le monde de la finance » ? C’est un « raciste éclos » ? On voit bien que les indignations des socialistes sont à géométrie variable. Et on l’a vu encore avec le tweet de Gérard Filoche.

Le tweet de Filoche

Autre moment politique étonnant : celui du tweet de Gérard Filoche à l’occasion du décès de monsieur de Margerie et des trois membres d’équipage qui l’accompagnaient.

Là encore, la sphère médiatique s’est enflammée, dénonçant des propos indignes, parlant de « dérapage », utilisant des images d’illustrations présentant Gérard Filoche dans des postures désavantageuses (voir ci-dessous l’exemple du Huffington Post). La droite en a fait ses choux gras, demandant l’exclusion de monsieur Filoche du Parti socialiste. Dans le concert de louanges qui a vu toute l’oligarchie, saluer « un grand capitaine d’industrie », « un patron pas comme les autres », etc., le tweet de Gérard Filoche détonnait en effet. gérard filoche huffington post La mort serait donc un moment où l’on ne peut pas critiquer, où « la décence » exigerait qu’on arrête de dire ce qu’on pense. C’est un élément qu’on avait déjà pu constater à la mort de Margaret Thatcher, quand Jean-Luc Mélenchon avait fait un tweet qui lui avait attiré les foudres de toute la sphère médiatique et politique.

Mais cet élément-là, on ne l’avait étrangement pas constaté à la mort d’Hugo Chavez. Voyez-vous, les morts ne sont pas tous les mêmes pour l’oligarchie. Il y en a qu’on peut critiquer et d’autres qu’on ne peut pas critiquer. Tout ça est à géométrie variable en fonction de ce que l’oligarchie considère comme un gentil ou comme un méchant. Margaret Thatcher et Christophe de Margerie, ce sont des gentils pour les puissants ; Hugo Chavez, c’est un méchant. Dans le cas présent, j’ai surtout en tête que des trois membres d’équipage qui accompagnaient monsieur de Margerie, on ne dit rien, on ne sait rien, on ne parle pas. Evidemment, leur décès ne constitue pas un événement médiatique comme celui du patron de Total, mais de là à les rendre totalement invisibles, il y a un pas que les donneurs de leçon sur la « décence » n’hésitent pas à franchir.

Si besoin est, je redis ici l’essentiel. Une perte humaine est toujours un drame. Dans le cas présent, ce qui est critiqué n’est pas l’homme en soi mais sa situation, sa fonction : celle d’être un rouage important du système capitaliste. Mais le capitalisme est ainsi fait qu’il trouve toujours de nouvelles personnes à mettre à la place des anciennes. Qu’il s’agisse de l’employé au bas de la chaîne ou du patron tout en haut, le capitalisme considère les êtres humains comme des données parmi d’autres de l’équation à résoudre, à savoir : « comment faire le plus de profit possible ? ».

Monsieur de Margerie avait accepté d’être un rouage du capitalisme, il acceptait tout à fait de parler publiquement de sa fonction, de son salaire, de ses méthodes et d’être critiqué pour cela. En cela, il était effectivement différent d’un certain nombre de pleutres qui engrangent les millions sans trop faire de bruit, sans trop assumer, et qui font une vraie devise du proverbe « pour vivre heureux vivons cachés ». Il assumait d’avoir gagné 3,5 millions d’euros en 2013, il assumait d’avoir gagné en 5 ans plus de 1 000 années de smic, il assumait le fait que son entreprise avait reversé aux actionnaires en 2013 la moitié de la richesse produite et que les dividendes aient augmenté alors que les profits avaient baissé.

Il n’y a donc pas « d’indécence » à le rappeler, sauf à considérer que c’est d’insultes qu’il s’agit. Peut-être que Gérard Filoche va un peu loin, mais il a le droit de dire cela et de faire une qualification politique d’un rouage du système capitaliste, c’est à dire pas de l’homme en tant qu’être humain mais de ce qu’il était en tant que PDG. Le plus étonnant est que les critiques les plus virulentes soient venues parfois de son propre parti qui se dit encore « socialiste ». Le plus étonnant est que le chef du gouvernement socialiste, qui est censé avoir pour « adversaire » le « monde de la finance », soit « ami » avec un patron du CAC 40, ce qui ne doit pas aider à lui faire les poches comme il le devrait.

Conclusion

Nous vivons dans une période étrange. De plus en plus, la critique du système dominant devient interdite. On peut dire que les pauvres sont des « sans dents » ou qu’ils n’ont qu’à prendre l’autobus, mais qui parle du banquier Macron se voit taxé de « racisme larvé », « digne des années 30 ». Qui dit que monsieur de Margerie était un voleur commet « un dérapage », mot qui, dans la sphère médiatique, peut qualifier aussi bien l’antisémitisme d’un Le Pen. Les mots perdent leur sens, comme l’explique parfaitement Jean-Luc Mélenchon dans son nouveau livre, L’ère du peuple, à propos du mot « gauche » que François Hollande a dévoyé en appliquant une politique de droite.

Dans beaucoup de dimensions, cela s’apparente à une forme de dictature. Bien sûr, il n’est pas officiellement interdit de critiquer le système et l’on ne s’expose pas à une peine de prison quand on le fait, mais il est objectivement dangereux de le faire, du point de vue de ce qui en sortira médiatiquement. Nous sommes entrés dans l’ère du politiquement correct, de ce que j’ai appelé ici « l’État policé », c’est à dire « des bonnes mœurs », de l’interdiction latente de dire un mot plus haut que l’autre, de sortir du rang.

Cette situation, c’est la mort à petit feu de la pensée critique. C’est l’effacement progressif de toutes les propositions alternatives au système en place. C’est l’assurance de la domination de l’oligarchie qui allie ici le grand patronat et une partie des sphères politiques et médiatiques.

Il est grand temps de mettre un grand coup de pied dans la fourmilière. C’est ce que nous essayons de faire, en voulant faire devenir majoritaire dans la société l’idée d’une 6e République pour nous débarrasser de cette oligarchie de malheur dont l’un des actes les plus autoritaires qu’elle commet est d’abord de nous empêcher de la critiquer.[divider]

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