Le « dérapage » de Le Pen (1/3) – La banalisation des horreurs

Avant-propos :
Je fais ici quelque chose de nouveau pour ce blog, puisque je vais publier plusieurs articles sur un même thème : la réaction médiatique autour des récents propos antisémites de Jean-Marie Le Pen. Pour celles et ceux qui l’ignoreraient, le président d’honneur du Front national a en effet déclaré, à propos de Patrick Bruel (qui a annoncé qu’il ne se produirait plus dans les villes gagnées par le FN), qu’« on fera une nouvelle fournée la prochaine fois ». La première partie de cette série d’articles s’intéresse à la notion de « dérapage » choisie par les médias pour qualifier les propos de Jean-Marie Le Pen. Sur cette notion, on pourra aussi aller lire l’article de mon camarade de l’OPIAM sur son blog ; il montre que là où la notion de « dérapage » tend à dédiaboliser l’extrême droite, elle prend un sens tout à fait différent lorsqu’elle s’applique à Jean-Luc Mélenchon. 

A noter : la deuxième partie, qui s’intéresse à la complicité médiatique dans la dédiabolisation du Front national est en ligne et peut désormais être consultée ici. La troisième et dernière partie, qui s’intéresse aux sondages publiés suite aux propos de Jean-Marie Le Pen, peut être consultée ici.

Une nouvelle fois, Jean-Marie Le Pen a donné le fond de sa pensée. Et une nouvelle fois, les médias parlent en chœur de « dérapage », euphémisme usuel pour qualifier les horreurs dont l’homme est coutumier. Cette fois-ci, il s’agissait de propos antisémites ; la fois d’avant, c’était « Monseigneur Ébola » qui pouvait « régler en moins de trois mois » la question de l’explosion démographique. Dans le monde médiatique, proposer de tuer des gens avec un four ou avec un virus (oui oui, ça veut bien dire ça), c’est un « dérapage ».

Le Pen dérapage

  1. L’utilisation médiatique du mot « dérapage »
  2. Définir le mot « dérapage »
  3. Les « dérapages » de Jean-Marie Le Pen n’en sont pas
  4. Ce que le mot « dérapage » nous apprend du traitement médiatique du FN

L’utilisation médiatique du mot « dérapage »

Le mot est utilisé par les journalistes pour qualifier à peu près tout et n’importe quoi. Prenons quelques exemples récents et divers pour s’en donner une idée. Le 30 mai, le quotidien Les Echos publiait sur son site un article sur le « dérapage du déficit public » ; le même jour, sur un autre terrain, un journaliste sportif qualifiait de « dérapage » les propos machistes d’un joueur de tennis à Roland-Garros (d’ailleurs, l’article n’est lui-même pas exempt de « dérapages » machistes, mais passons) ; enfin, quand un « hashtag » sur Twitter dit « Merci Hitler pour 39-45 », les médias peuvent aussi parler de « dérapage », comme l’a fait 20 Minutes le 20 mai dernier.

On le voit : les médias utilisent fréquemment ce mot pour parler de quelque chose qui dysfonctionne ou, pour faire simple, qui s’éloigne d’une norme communément admise. L’ennui est que son utilisation systématique met sur le même plan des éléments tout à fait différents, comme on a pu le constater juste au-dessus. Surtout, elle neutralise (au sens propre, c’est à dire qu’elle « rend neutre ») l’acte accompli : « tenir des propos racistes », « tenir des propos machistes », « avoir des comptes publics moins bons qu’attendus », etc., deviennent des choses équivalentes sous la notion simplificatrice de « dérapage ».

Définir le mot « dérapage »

Il n’est par conséquent peut-être pas inutile de s’intéresser au(x) sens de ce mot et de voir en détail ce qu’il recouvre d’un point de vue sémantique. Dans les définitions qu’en donne le CNRTL, aucune ne correspond exactement à l’utilisation qui en est faite par les médias. Le mot évoque principalement un glissement – volontaire ou non :

« [En parlant d’un véhicule : bicyclette, automobile] Glissement latéral spontané ou dû à un coup de frein, ou à un mouvement du guidon ou du volant, sur route mouillée, verglacée, enneigée, etc. »

Lorsqu’il est employé par les médias, le mot « dérapage » a un sens qui apparaît davantage proche de celui d’« accident », au sens d’« événement inattendu ». Ajoutons que le mot revêt, dans l’arène médiatique, un caractère involontaire : quand on lit dans les médias que quelqu’un a commis un « dérapage », de quelque nature que ce soit, on pense le plus souvent à quelqu’un qui a dit ou fait quelque chose de mal de manière involontaire, et qui a dû regretter ses propos ou ses actes quand il a vu a posteriori le bruit médiatique que cela avait produit. Le CNRTL donne plusieurs définitions du mot « accident » ; l’une s’approche assez, me semble-t-il, du sens que revêt le mot « dérapage » dans les médias :

« Événement fortuit, sans motif apparent et sans lendemain, qui affecte une personne ou un groupe de personnes, en interrompant le déroulement normal, probable et attendu des choses ».

La définition colle presque trait pour trait à ce que je comprends quand je lis ou que j’entends le mot « dérapage » dans les médias. Ne manque que la notion d’action : on ne peut pas « commettre un accident », on ne peut qu’en être responsable, victime ou témoin. Le « dérapage », lui, implique une action. Mais que l’on essaie de remplacer, dans la définition donnée ci-dessus, le mot « événement » par le mot « acte » et l’on aura, je crois, une définition assez juste de ce qu’entendent les médias par la notion de « dérapage », lorsqu’ils l’appliquent à un ou plusieurs individus :

« Acte fortuit, sans motif apparent et sans lendemain, qui affecte une personne ou un groupe de personnes, en interrompant le déroulement normal, probable et attendu des choses ».

Les propos de Jean-Marie Le Pen sur Patrick Bruel semblent entrer dans cette définition : l’acte est bien « fortuit, sans motif apparent et sans lendemain », il « affecte » bien « une personne » (Patrick Bruel), il affecte aussi « un groupe de personnes » et même plusieurs (la sphère médiatique, les citoyens, etc.), il interrompt bien « le déroulement normal, probable et attendu des choses » (normalement, le « Journal de bord » de Jean-Marie Le Pen n’est pas regardé, ne fait pas de vagues et est juste un outil interne). En faisant ainsi un détour par la notion d’« accident » pour comprendre le sens que revêt médiatiquement le mot « dérapage », on voit mieux combien celui-ci neutralise l’acte qu’il est censé décrire : tout se vaut ou s’équivaut.

Les « dérapages » de Jean-Marie Le Pen n’en sont pas

Pourtant, dire, à propos d’une personne de confession juive, qu’« on fera une nouvelle fournée la prochaine fois », ce n’est pas neutre. Dire que le virus Ébola peut « régler » la question de l’explosion démographique « en moins de trois mois », ce n’est pas neutre. Dire que les chambres à gaz sont « un point de détail de l’Histoire de la Seconde Guerre mondiale » (voir la vidéo ci-dessous), ce n’est pas neutre. Parler de « Durafour crématoire » (vidéo ci-dessous), ce n’est pas neutre. Dire que « le sidaïque (…) est un espèce de lépreux », ce n’est pas neutre. Dire que « l’occupation allemande en France n’a pas été particulièrement inhumaine » (vidéo ci-dessous), ce n’est pas neutre. Dire qu’on « croit à l’inégalité des races », ce n’est pas neutre.


Extrait du 20H de France 2 du 13 janvier 2005

Si l’on considère comme exacte la définition que j’ai donnée plus haut, on constate que les propos de Jean-Marie Le Pen ne constituent pas des actes « fortuits » ou « sans lendemain » puisqu’ils sont répétés dans le temps. A mon sens, même en mettant complètement de côté le fond de ce qui est dit, on ne peut donc pas parler de « dérapages ». Et si l’on s’intéresse au fond de ce qui est dit, on peut encore moins le faire.

De fait, les propos tenus par Jean-Marie Le Pen depuis des années ne sont pas des « accidents » : ils forment la ligne politique historique du Front national. Le fait que, depuis qu’elle en est la présidente, Marine Le Pen cherche par tous les moyens disponibles à « dédiaboliser » son parti n’y change rien, et cela pour au moins trois grandes raisons : premièrement, le programme du Front national n’a pas changé et prône toujours, par exemple, la suppression du droit du sol, ce qui revient à faire une distinction entre ceux qui seraient « des Français de papiers » (c’est du Le Pen dans le texte) et les autres (« de souche », pour reprendre un terme qui irrigue la fachosphère, et qui veut bien-sûr dire « de sang ») ; deuxièmement, Jean-Marie Le Pen est officiellement « président d’honneur » du Front national, alors que n’importe quel parti républicain et non xénophobe l’aurait exclu depuis longtemps ; troisièmement, la ligne politique incarnée par Jean-Marie Le Pen est soutenue par de très nombreux militants au sein du parti, et elle ne constitue donc pas un épiphénomène attaché à un homme.

Par conséquent, la seule chose qui ait vraiment changé depuis l’arrivée de Marine Le Pen à la tête du Front national, c’est d’abord la façon qu’ont les médias de parler de ce parti.

Ce que le mot « dérapage » nous apprend du traitement médiatique du FN

Je n’ai pas pris au hasard la vidéo que je présente ci-dessus. Je l’ai sélectionnée pour deux raisons : d’abord, l’effet d’accumulation des propos de Jean-Marie Le Pen, qui doit normalement provoquer une saine nausée et une utile piqûre de rappel. Ensuite, et peut-être surtout, parce qu’on ne reconnaît pas le David Pujadas qui présente le sujet, à savoir : les propos de Jean-Marie Le Pen sur l’occupation allemande.

Que dit David Pujadas ? Parle-t-il de « dérapage » de Jean-Marie Le Pen ? Non, tout au contraire : il dit que le président du Front national « persiste et signe » et qu’il « assume ses propos ». Il ajoute que « la condamnation est unanime ». Dans le reportage qui vient après, il est dit que « cette nouvelle affaire s’inscrit dans une véritable stratégie politique » et qu’on « ne peut pas parler d’improvisation ». On est loin, très loin de la notion de « dérapage ».

Surtout, David Pujadas problématise le lancement de son sujet. J’insiste sur ce point, tant cela semble surréaliste dix ans plus tard (la vidéo est datée du 13 janvier 2005). Que dit-il ?

« La condamnation est unanime mais teintée aussi d’une interrogation : s’agit-il d’une stratégie délibérée et, dans ce cas, faut-il en parler ? Ne pas le faire, c’est risquer la banalisation du propos ; l’évoquer, c’est remettre une fois de plus le Front national au centre des débats. »

Il est étrange, non, ce David Pujadas d’il y a dix ans ? Il interroge lui-même le métier de journaliste et il dit lui-même que parler ou ne pas parler du Front national, quand on présente le JT de France 2, relève d’un choix non seulement éditorial, mais encore politique. Et en plus, ce qu’il dit est juste : on ne peut pas ne pas s’indigner devant les propos qu’a tenus Jean-Marie Le Pen sur la Seconde Guerre Mondiale ; il semble donc indispensable d’en parler. Dans le même temps, le reportage qui suit présente clairement ces propos, nous l’avons vu, comme une stratégie délibérée, auquel cas « l’évoquer » (Pujadas ne dit même pas « en parler »), c’est, quelque part, aider le Front national. D’où toutes les précautions qui sont prises.

Si cela semble aussi étonnant aujourd’hui, c’est parce que, contrairement au Front national, les temps ont beaucoup changé. Le 13 janvier 2005, quand David Pujadas présente ce sujet, nous sommes un peu plus de deux ans et demi après le 21 avril 2002, qui avait vu le Front national se qualifier au second tour de l’élection présidentielle. Le choc est alors encore présent dans les têtes. Depuis, il y a eu la présidence de Nicolas Sarkozy, qui a très fréquemment appuyé les thèses du Front national ; depuis, il y a eu l’élection de François Hollande, qui n’a rien changé de manière positive au quotidien de l’immense majorité des Français ; depuis, il y a eu le reflux du Front national en 2007 et, surtout, en 2009 (où il était à 6%), puis sa lente montée en puissance jusqu’au résultat que l’on sait aujourd’hui ; depuis, il y a eu une crise financière sans précédent, suivie d’une crise des dettes souveraines, suivie d’une cure d’austérité drastique dont nous subissons encore les effets ; depuis, il y a eu l’arrivée de Marine Le Pen à la tête du Front national, qui a imposé à son parti la stratégie de la « dédiabolisation »… et les médias ont marché.

Qu’on y pense : le même David Pujadas, qui parlait du FN du bout des lèvres en 2005 a servi en 2014 à Marine Le Pen (pour ainsi dire, « sur un plateau ») une émission de « Des paroles et des actes » presque entièrement centrée sur la question de l’immigration et de l’espace Schengen. Mais il serait injuste de ne s’en prendre qu’à lui, tant c’est la profession toute entière qui invite aujourd’hui le Front national à tour de bras sur les plateaux de télé, les émissions de radio, les journaux, les magazines et les sites d’information en ligne. N’oublions pas, par exemple, que Le Monde a offert a Marine Le Pen une tribune à la veille du premier tour des municipales. Qu’est-ce qu’il disait, déjà, le Pujadas de 2005 ? Ah oui : « l’évoquer, c’est remettre le Front national au centre des débats ». Alors, forcément, quand les journalistes en parlent du matin au soir, le Front national frôle les 25% aux européennes.

Autrement dit, s’il y a une chose qui a changé en profondeur ces dernières années, c’est bien le traitement médiatique du Front national. Des propos hier condamnés unanimement sont qualifiés aujourd’hui de simples « dérapages ». Fait cocasse, en faisant mes recherches pour cet article, je suis tombé sur une vidéo datée du 1er avril 2010 où Jean-Marie Le Pen déclare, à propos d’une autre de ses horreurs (« 90% des faits divers sont le fait d’immigrés ou de descendants d’immigrés ») : « C’est pas permis de dire ça. Si j’étais UMP on aurait dit que c’était un dérapage ».


Le Pen préfère voir des vaches que des Arabes by TELEOBS

Toute la force de cette séquence, c’est qu’on voit qu’il y a de cela tout juste quatre ans, Jean-Marie Le Pen lui-même n’imaginait pas qu’on puisse lui accoler un tel euphémisme. Et pourtant, aujourd’hui…


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