Le « dérapage » de Le Pen (2/3) – Les médias complices de la « dédiabolisation »

Avant-propos :
Cet article est le deuxième épisode d’une trilogie autour de ce que les médias appellent le « dérapage » de Jean-Marie Le Pen, qui propose de faire une « nouvelle fournée » pour Patrick Bruel. Le premier épisode, qui se concentre sur la notion de « dérapage », peut être consulté
ici. Le troisième s’intéresse aux sondages qui ont été publiés suite aux propos de Jean-Marie Le Pen et peut-être consulté ici.

On a vu dans le premier épisode de cette trilogie comment les médias euphémisent aujourd’hui les horreurs proférées par Jean-Marie Le Pen alors qu’ils ne l’auraient pas fait il y a de cela quelques années. En soi, cette euphémisation pose un problème politique (puisqu’elle appuie la stratégie de « dédiabolisation » initiée par Marine Le Pen) et médiatique (puisque l’objectif d’information n’est pas rempli). Mais je voudrais ici montrer que la sphère médiatique va plus loin et qu’elle diffuse très largement, sous couvert d’information dite « objective », la stratégie de communication du Front national, et qu’elle participe à la « dédiabolisation » voulue par Marine Le Pen.

Commençons par le commencement. La sortie de Jean-Marie Le Pen sur la « fournée » destinée à Patrick Bruel pose une question politique et médiatique : s’agit-il d’une « stratégie » orchestrée par le Front national et concertée en son sein, ou bien Jean-Marie Le Pen a-t-il agi seul dans son coin ? La question a une certaine importance, puisque elle peut être mise en parallèle avec celle que posait David Pujadas en 2005 : « s’agit-il d’une stratégie délibérée et, dans ce cas, faut-il en parler ? Ne pas le faire, c’est risquer la banalisation du propos ; l’évoquer, c’est remettre une fois de plus le Front national au centre des débats ».

Plusieurs dizaines d’articles ont été publiés sur cette seule question mais il me semble que désormais, qu’on y réponde ou pas, cela ne change rien au fait que le Front national cherche à tirer parti de la situation. Qu’il s’agisse d’une stratégie ou pas, Marine Le Pen et ses proches sont en train d’utiliser les propos de Jean-Marie Le Pen pour réactiver la stratégie de « dédiabolisation ». Chercher à répondre à la question initiale n’a donc plus aucun sens, puisque dans la situation dans laquelle nous sommes désormais, il y a bien une stratégie qui s’applique et qui, globalement, vise à distancier le Front national de son président d’honneur et Marine Le Pen de son père.

Ce premier point éclairci, on peut maintenant s’intéresser à ce qui sera le cœur de cet article : la réaction médiatique aux propos de Jean-Marie Le Pen. Je voudrais ici montrer que l’utilisation du mot « dérapage » pour qualifier ces propos n’était que le premier étage de la fusée qui vise à légitimer le Front national comme étant un « parti comme les autres ». Or, après la réaction « à chaud », vient en général la batterie d’articles et d’éditoriaux « à froid », qui cherchent à « analyser », à « comprendre », à « savoir vraiment ce qui s’est passé », etc. Se met alors en place le deuxième étage de la fusée : celui où, sans doute à leur corps défendant, les médias deviennent les complices de la stratégie de « dédiabolisation » du Front national.

  1. Dédouaner le FN par la mise en avant des réactions d’autres dirigeants
  2. Dédouaner le FN en questionnant la place de Jean-Marie Le Pen
  3. Détourner l’attention : les feuilletons du Front national
  4. Le « racisme lol »
  5. Conclusion

Dédouaner le FN par la mise en avant des réactions d’autres dirigeants.

Après l’euphémisation des propos de Jean-Marie Le Pen, la première étape de la complicité médiatique se trouve dans la structure des articles qui ont été rédigés sur le sujet. Alors qu’un système d’information normal et républicain aurait dû condamner fermement les propos de Jean-Marie Le Pen plutôt que de parler de « dérapage », ce rôle a ici été dévolu aux cadres du Front national.

Dédiabolisation dans Le Parisien

Prenons par exemple cet article du Parisien. Le titre met l’accent sur la condamnation des propos de Jean-Marie Le Pen par un cadre du FN, Louis Aliot, vice-président du parti (et petit ami de Marine Le Pen, c’est important pour la suite) : « Dérapage de Jean-Marie Le Pen : Louis Aliot dénonce une phrase “stupide” ». On a ici un bel exemple de « dédiabolisation » du Front national : en une phrase qui sert de titre, l’immondice de Jean-Marie Le Pen est qualifié de simple « dérapage » et un cadre du FN, « dénonce ». Le sous-titre est pas mal non plus : « Ce samedi soir, la vidéo dans laquelle Jean-Marie Le Pen tient des propos à connotation antisémite a été retirée du site du Front national. Contacté par notre journal, Louis Aliot  s’est dit consterné par ce nouveau dérapage ». Là, c’est le Front national en tant qu’organisation qui est dédouané des propos de Jean-Marie Le Pen : comment le parti pourrait-il être entaché par cet affaire alors qu’il a retiré la vidéo ? C’est bien la preuve qu’il n’est pas d’accord avec son président d’honneur, non ?

Cet exemple du Parisien est le plus flagrant mais n’est pas isolé. En voici quelques autres, dans la même veine :

  • 20 Minutes : « Le dérapage de Jean-Marie Le Pen fustigé, y compris par sa fille ». Notez les mots-clés : le « dérapage » est « fustigé », « y compris par » (c’est dire) « sa fille ».
  • Le Monde : « Jean-Marie Le Pen critiqué au FN pour une nouvelle sortie ».
  • Le Figaro : « Une nouvelle sortie de Jean-Marie Le Pen consterne jusqu’au FN ».
  • Libération : « Pour le trésorier du FN, la parole de Jean-Marie Le Pen est un “danger” ». Là, c’est particulièrement fallacieux, parce que Wallerand de Saint-Just déclare dans l’entretien en question que la séparation avec Jean-Marie Le Pen n’est « pas idéologique »…

Chacun pourra en trouver d’autres : c’est une ligne éditoriale qui a été adoptée très largement dans le paysage médiatique. Il faut bien comprendre aussi que dès qu’il y a « du clash », ça « buzze ». Et quand ça « buzze », plein de gens viennent voir les articles sur le site, et les recettes publicitaires augmentent.

L’effet immédiat de ce type d’articles est de distancier Jean-Marie Le Pen du Front national. L’homme est comme « à part » ou « isolé ». Il a beau être président d’honneur du parti, rien n’y fait : la « condamnation » de ses propos par des cadres du Front national suffit à dédouaner l’organisation, alors que dans n’importe quel parti qui se veut « non xénophobe » et « républicain », l’homme aurait au minimum dû être immédiatement démis de ses fonction et exclu du parti. Notez qu’à priori, il est statutairement impossible de dégager Jean-Marie Le Pen, puisqu’il aurait été élu président d’honneur « à vie » du parti. Ça en dit long. Quoi qu’il en soit, tout ce qu’il dit publiquement fait donc partie statutairement du Front national. Le fait que d’autres dirigeants s’en distancient n’y change rien ; c’est pourtant l’idée qui est véhiculée par les médias.

Dédouaner le FN en questionnant la place de Jean-Marie Le Pen 

La deuxième étape de la complicité médiatique dans la communication politique du Front national est directement liée à la première. Elle est, pour ainsi dire, le « cran au dessus » : celui qui vient logiquement après dans un engrenage. Une fois que les propos de Jean-Marie Le Pen ont été disqualifiés par des dirigeants du Front national, la logique immédiate pour le commun des mortels est de se demander ce qu’il y fait encore, de surcroît au poste de « président d’honneur ».

Mais plutôt que de poser la problématique en disant que « si le FN ne vire pas Le Pen père, il ne peu plus être considéré comme un parti républicain et non xénophobe » (puisqu’apparemment, il l’est pour l’instant), les médias préfèrent dédouaner le Front national de toute responsabilité collective en qualifiant Jean-Marie Le Pen de « boulet », de « poids », d’« ennemi du FN » (si si, vous allez voir). En somme, le glissement qui s’opère est le suivant : on passe d’une situation où le Front national devrait logiquement agir en tant qu’organisation et virer Jean-Marie Le Pen à une situation où le FN est comme « condamné à ne rien faire » et à attendre que ça passe.

De fait, le mot « boulet », qui est le terme que j’ai le plus vu dans les médias, renvoie à mon sens à deux choses dans l’imaginaire collectif : premièrement, le copain un peu lourd de la bande ; deuxièmement, le boulet qui est attaché au pied des prisonniers. Dans un cas comme dans l’autre, il y a obligation de faire avec : le copain boulet parce qu’on l’aime bien même s’il est un peu maladroit ; le boulet de prisonnier parce qu’il est solidement attaché au pied. Si on fait un mix des deux et qu’on accole ça à Jean-Marie Le Pen, on aura une assez bonne idée de l’image que les médias donnent de la situation : pour eux, le FN, c’est à la fois la bande de potes qui doit faire face à une nouvelle boulette du copain et l’organisation collective qui est bloquée parce qu’elle a ce « boulet » de Jean-Marie Le Pen au pied.

Prenons quelques exemples illustratifs :

  • Le Parisien : « Le boulet de Marine Le Pen »
  • Le Monde : « Jean-Marie Le Pen est-il un problème politique pour le Front national ? »
  • Le Point : « Jean-Marie Le Pen, atout et boulet du FN »
  • Le Figaro : « Aujourd’hui, Jean-Marie Le Pen est le pire ennemi du FN » (mon « préféré »)

Dédiabolisation Le Point

Parmi ces exemples, il y en a deux sur lesquels je voudrais m’attarder un peu. Je garde pour la fin Le Figaro, qui est une véritable perle en matière de « dédiabolisation » ; je voudrais d’abord parler de l’article du Point. C’est le nom d’Alexandre Dézé qui a retenu mon attention. L’homme est chercheur en science politique et spécialiste du Front national ; ce n’est pas le genre vague du « politologue » habitué des plateaux télé et qui sert de caution scientifique à toute une émission. Il m’a donc étonné qu’un homme de sa consistance intellectuelle puisse utiliser le mot « boulet » pour qualifier Jean-Marie Le Pen. Et bien devinez quoi : il n’utilise pas le mot « boulet ». Il dit : « Jean-Marie Le Pen sert et dessert le Front national », ce qui est tout à fait différent. Mais le plus fou, c’est qu’il dit exactement la même chose que ce que j’écrivais dans mon article sur l’utilisation médiatique du mot « dérapage ». Voici ce qu’il déclare dans son entretien (c’est moi qui mets en gras) :

« On est dans une phase historique du parti où diabolisation et dédiabolisation ne jouent plus l’un contre l’autre. Certains membres du FN peuvent tenir des propos très durs, sans contrevenir aux effets bénéfiques de la “dédiabolisation”. Les sondages vont nous donner une indication, mais sur le court ou le moyen terme, ça ne fera rien. On s’est très peu arrêté sur la gravité des propos de Jean-Marie Le Pen. On a préféré regarder si ça allait faire une vague à l’intérieur du FN : Est-ce qu’ils se sont parlé, est-ce qu’ils ne se sont pas parlé ? Mais on ne s’arrête pas sur ces propos-là. Il y a un niveau de banalisation très haut des idées du FN. Il y a dix ans, ce genre de commentaire sur Ebola aurait suscité une indignation générale et un reflux du FN dans l’opinion. Il y a un déplacement des normes de ce qui est dicible et pas dicible. »

Etant donné ce que dit Alexandre Dézé, on peut se demander pourquoi Le Point ne titre pas son article : « La gravité des propos de Jean-Marie Le Pen ». En fait, on sait pourquoi : c’est une question de référencement dans les moteurs de recherche. Mais ce qui est intéressant ici, c’est que le titre de l’article lui fait dire exactement l’inverse de ce qu’il dit…

Sur un autre plan, je le disais plus haut, l’article du Figaro est un petit bijou de « dédiabolisation » du FN et de lepénisme médiatique. On atteint là la quintessence. D’abord par le titre, je l’ai dit : « Aujourd’hui, Jean-Marie Le Pen est le pire ennemi du Front national ». Mais aussi et surtout par la forme de l’article. De quoi s’agit-il ? D’un patchwork de l’avis d’internautes inscrits sur le site du Figaro… et rien de plus ! Le « journaliste » fait simplement une présentation sommaire de la situation et crée du liant entre les commentaires d’internautes dont on ne sait rien (ça fait une petite différence s’ils sont militants au FN, par exemple). Et la crème de la crème, c’est ce « Votre avis », qui commence le paragraphe introductif de l’article… On a là une sorte de « légitimation par l’opinion » de l’idée que Jean-Marie Le Pen serait comme « à l’extérieur » du Front national et que ce qu’il dirait n’impliquerait pas directement le parti.

Dédiabolisation Le Figaro

Détourner l’attention : les feuilletons du Front national

La troisième étape de la complicité médiatique vis-à-vis du Front national se joue dans le détournement d’attention. Alors que Jean-Marie Le Pen a tenu des propos intolérables, les grands médias sont rapidement passé dessus et ont fini par les enfouir sous une série de feuilletons, dont l’immense majorité joue sur le pathos et se concentre sur « la relation père-fille » entre les deux Le Pen. C’est d’ailleurs ce que décrit parfaitement Alexandre Dézé dans la citation que j’ai faite plus haut : « On s’est très peu arrêté sur la gravité des propos de Jean-Marie Le Pen. On a préféré regarder si ça allait faire une vague à l’intérieur du FN : Est-ce qu’ils se sont parlé, est-ce qu’ils ne se sont pas parlé ? Mais on ne s’arrête pas sur ces propos-là. »

Je n’ai pas ici pour ambition d’être exhaustif dans ce qui a été écrit et qui relève de cette catégorie, et je ne prendrai donc que deux exemples qui me semblent particulièrement saillants : le feuilleton du blog vidéo de Jean-Marie Le Pen et le feuilleton de la relation père-fille. Je n’utiliserai presque exclusivement que les articles du Monde, d’abord pour éviter de surcharger une lecture déjà longue, ensuite parce que ce journal est le champion du lepénisme médiatique et le vaisseau amiral de la « dédiabolisation » voulue par Marine Le Pen.

Le feuilleton du blog vidéo de Jean-Marie Le Pen

Le premier feuilleton avec lequel les médias ont détourné l’attention du fond des propos de Jean-Marie Le Pen est celui de son blog vidéo. Jusqu’alors, les vidéos qu’il réalisait étaient hébergées sur le site officiel du Front national. Quand les propos de Jean-Marie Le Pen ont été ébruités par Le Lab, la réaction du parti a été de supprimé la vidéo incriminée avant de déclarer que le blog vidéo ne serait plus du tout hébergé sur le site. On notera qu’il n’a en revanche jamais été question d’exclure l’homme du parti.

Sur le site du Monde, ce sont pas moins de quarte articles qui ont été publiés sur cet épiphénomène ! Un par jour depuis le 9 juin :

  • 9 juin : « Le “Journal de bord”, l’espace d’expression de Jean-Marie Le Pen »
  • 10 juin : « Le site du FN n’hébergera plus le blog de Jean-Marie Le Pen »
  • 11 juin : « Jean-Marie Le Pen adresse une lettre ouverte à sa fille »
  • 12 juin : « Jean-Marie Le Pen recrée son blog et republie la vidéo sur “la fournée” »

Le premier article, celui du 9 juin, se contente de décrire ce qu’est le « Journal de bord » de Jean-Marie Le Pen : on en est à la 366e édition ; ça fait bien rigoler le « Petit journal de Canal+ » ; une fois, Le Pen a mis un bonnet rouge sur sa tête ; un jour, il y a eu une polémique. Rien de plus. Le niveau zéro de l’analyse. Même, l’article dit que Marine Le Pen se « désole » d’une « faute politique ». Mais rien ne dit, par exemple, que les propos de Jean-Marie Le Pen sont scandaleux.

Au deuxième article, on entre à proprement parler dans le feuilleton. Là, ça en jette. D’entrée de jeu, une belle photo (de 2007) de Marine Le Pen nette en arrière plan et de Jean-Marie Le Pen flou au premier. Intriguant et inquiétant : que va-t-il se passer ? Et après, c’est parti, dès le premier paragraphe : « La crise au FN a franchi une nouvelle étape. Le Front national n’hébergera plus le “Journal de bord”, le blog vidéo de Jean-Marie Le Pen, par lequel “l’affaire Bruel” est arrivée. Une décision inédite. ». Ça met en haleine, non ? « Une décision inédite », « l’affaire Bruel » (le pauvre Bruel se retrouve presque coupable), « la crise (…) a franchi une nouvelle étape ». On se croirait dans un teaser des « Chtis à Miami ». Dans le reste de l’article, on a du pathos à fond sur la relation père-fille et sur le pauvre Jean-Marie Le Pen qui se dit victime d’un complot interne. On est entre l’émission de télé-réalité et le cinéma hollywoodien.

Dédiabolisation Le Monde 1

Au troisième article, on se dit qu’une réconciliation est possible. Photo à la cool : Jean-Marie Le Pen parle à l’oreille de sa fille. Et pas n’importe où ni n’importe quand : au congrès de Tours de 2011, durant lequel s’est faite la passation de pouvoir officielle entre Jean-Marie et Marine Le Pen. L’introduction vaut son pesant d’or : « Jean-Marie Le Pen va adresser jeudi 12 juin une lettre ouverte à sa fille pour demander le “rétablissement de la situation ante”, c’est-à-dire le retour de son blog vidéo sur le site du Front national. “C’est une offre de paix”, a déclaré le président d’honneur du FN au Monde, mercredi 11 juin. ». Si c’est pas mignon, quand même. Dans l’article, c’est reparti pour le pathos : Jean-Marie Le Pen est victime des méchants antiracistes ou des « chiens de chasse de l’antisémitisme », comme il dit.

Au dernier article, le journaliste lui-même ne croit plus que ce qu’il raconte est sérieux. Ça commence comme ça : « Enième rebondissement politico-bloguesque au FN ». C’est dire le sérieux accordé. C’est dire, surtout, à quel point la chose est inintéressante au possible et à quel point le journal essaie d’en faire une histoire à chapitres. La photo, quant à elle, est un parangon de « dédiabolisation » : le slogan « une autre voix » de Marine Le Pen, clairement lisible, semble devoir s’appliquer à Jean-Marie Le Pen lui-même. L’article, en gros, dit que ça s’arrange au FN parce que, bon, ils lui ont dégagé son blog vidéo, mais qu’il l’a refait sur son site à lui et qu’il y a une grosse pub qui redirige vers celui-ci sur le site du FN. Il se conclue de la manière suivante : « le site du FN a fait une large publicité à la nouvelle adresse de Jean-Marie Le Pen en lui consacrant la bannière de son site, jeudi. Comme un signe d’apaisement dans cette guerre politico-familiale. ». Voilà voilà : oubliés les propos de Jean-Marie Le Pen : tout ça n’était au fond qu’une « guerre politico-familiale ». Le feuilleton semble devoir s’achever, même si on n’est pas à l’abri d’un énième rebondissement que Le Monde s’empressera de commenter.

Le feuilleton de la relation père-fille

Autre angle abondamment choisi par les grands médias : celui de la relation père-fille. On a pu voir qu’il innervait les articles que je viens d’évoquer sur le feuilleton du blog de Jean-Marie Le Pen. Mais certains articles vont plus loin et en font leur sujet principal. Là, on est dans un autre registre d’effacement des propos de Jean-Marie Le Pen : ils disparaissent pour laisser place à un feuilleton moitié politique (un désaccord sur la stratégie à suivre), moitié familial (une relation père-fille un peu œdipienne sur les bords).

La encore, Le Monde joue la carte à fond. Il faut dire que du désaccord père-fille, ça attire le lecteur et ça fait augmenter les recettes publicitaires. Même si ça valide l’idée que Marine Le Pen et Jean-Marie Le Pen ont des désaccords de fond (ce qui est faux : ils ne sont seulement pas d’accord sur la stratégie de communication). Voici un petit pot-pourri (bien pourri) des articles concernés :

  • 9 juin – 08h38 : « Jean-Marie Le Pen réplique à sa fille »
  • 9 juin – 10h45 : « Jean-Marie Le Pen rappelle à sa fille d’où vient le Front national »
  • 9 juin – 11h11 : « Brouille politique entre les Le Pen père et fille »
  • 9 juin – 15h46 : « Retour en images sur la guerre interne chez les Le Pen »
  • 10 juin : « Front national : les ressorts familiaux d’une crise politique ». Sans doute le meilleur titre du feuilleton. On notera que l’article a servi de « une » à la section politique du site le 12 juin au moins.
  • 11 juin : « Jean-Marie Le Pen adresse une lettre ouverte à sa fille »

Dédiabolisation Le Monde

Chacun pourra constater que l’ensemble est assez époustouflant, avec pas moins de quatre articles sur le thème pour le seul 9 juin. Cela d’autant plus que je n’ai indiqué ici que les articles qui faisaient allusion aux liens familiaux dans leur titre alors que l’on pourrait en rajouter un certain nombre qui y font largement référence dans le corps du texte, comme celui du 12 juin que j’ai signalé plus haut et qui évoque « un signe d’apaisement dans cette guerre politico-familiale ».

Même principe, par exemple, chez Libération, où l’on trouvera des titres comme :

  • 9 juin – 09h23 : « “Faute politique” : Jean-Marie Le Pen réplique à sa fille »
  • 9 juin – 20h06 : « Le Pen père et fille : quel recadrage ? » (avec encore une photo « une autre voix » qui vaut le détour question « dédiabolisation »)
  • 10 juin : « Le Pen père se dit “blessé” par sa fille »
  • 11 juin : « Mélodrame familial chez les Le Pen » (au moins, là, l’intention est claire : on a « mélodrame », « familial » et « les Le Pen » dans un seul titre)

Dédiabolisation Libération 1

Qu’il s’agisse du Monde ou de Libération, ces articles ont pour effet principal de détourner l’attention du fond du propos de Jean-Marie Le Pen. La « fournée » est oubliée : ce qui compte, c’est l’histoire de famille, le « mélodrame », pour reprendre le terme qu’on n’a pas hésité à utiliser chez Libération. Une question politique, juridique et médiatique est masquée par le récit de l’histoire d’une relation brisée entre un père et sa fille. Le pathos est partout, la réflexion intellectuelle nulle part. Le Pen père est « “blessé” par sa fille » ; limite, on attend presque du lecteur qu’il ait de la sympathie pour lui. Mais, surtout, en ramenant les choses à une affaire familiale, on fait disparaître le fait qu’il ne s’agit pas d’abord d’une affaire familiale  mais d’une affaire politique qui engage la responsabilité d’un parti, le Front national : Jean-Marie Le Pen, président d’honneur, va-t-il ou non être démis de ses fonctions et exclu ? Hors de cette question, le reste est du brassage d’air.

Le « racisme lol »

La dernière étape de la complicité médiatique est celle du « racisme lol », c’est à dire du moment où un « journaliste » fait une blague par dessus la « blague antisémite » (j’ai lu ça) de Jean-Marie Le Pen. C’est le point où l’on atteint l’absurde : celui où l’on attend du lecteur qu’il rie ou, au moins, esquisse un sourire, alors que l’on parle, au fond, de faire une « fournée » avec Patrick Bruel.

Je n’ai trouvé que deux cas particulièrement saillants de « racisme lol », mais, une fois qu’on sait lesquels, on n’est pas forcément étonnés : Libération et le « Petit Journal » de Canal+. La lol-société. Parce que rire de choses sérieuses, c’est hype et branché. Genre être trop détaché de tout, tout le temps. Et une fois de temps en temps, tu peux t’indigner de la « montée du FN » et de l’abstention. Parce que s’indigner aussi, c’est hype et branché.

Le « racisme lol » chez Libération

Chez Libération, donc, j’ai trouvé deux grosses vannes pouêt-pouêt-on-se-tape-sur-les-cuisses. La première est du 8 juin : « Le Pen, l’antisémitisme et la théorie du gendre ». Marrant, non ? En plus, la photo d’illustration est top, genre on a l’impression que Le Pen retient un fou-rire. Allez, on se tape sur les cuisses et on rigole : l’antisémitisme, c’est fun, non ? Non ? Ah, mince, je croyais. La deuxième est du 10 juin : « FN : Jean-Marie Le Pen surveille sa ligne ». Fou-rire général assuré à la rédaction de Libération. Après tout, tout ça n’est pas si grave, non ? Pour l’instant, le Front national n’est pas au pouvoir, on peut rire un peu, non ?

Dédiabolisation Libération 2

Les mêmes se demandent ensuite pourquoi leurs ventes baissent. Ils sont persuadés que c’est dû à la concurrence d’internet. Jamais ils ne se posent la question de ce qu’ils écrivent. Jamais. Et ça, cette usine à vanne tout-terrain qu’est Libération, ça a coûté 9,8 millions d’euros aux contribuables en 2013 et plus de 10 millions d’euros en 2012. Parce que la presse écrite est subventionnée. Ça fait un peu cher le jeu de mot, non ? Surtout de la part de ceux qui viennent ensuite nous dire que la France vit au-dessus de ses moyens et qu’il faut faire des économies.

Le « racisme lol » au « Petit Journal »

Le deuxième exemple de « racisme lol » est celui du « Petit Journal ». Rappelons et soulignons qu’il s’agit d’une émission de divertissement à prétention informative, et non pas, comme voudrait nous le faire croire Yann Barthès, une émission d’information à prétention divertissante. Le comique y prime toujours sur l’informatif. Même lorsque le « Petit Journal » déniche une véritable perle, celle-ci est immédiatement utilisée pour provoquer le rire. On ne s’étonnera donc pas de trouver ici un bel exemple de « racisme lol » dans un extrait de l’émission du 10 juin.

Yann Barthès présente la situation. Il explique comment Salhia Brakhlia a obtenu une interview avec Jean-Marie Le Pen. Une musique dramatique, typique des vieux films d’épouvante, est utilisée à ce moment-là (01:14). Comprenez que le président d’honneur du FN fait peur, parce qu’il est méchant (il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire sur la séquence du Petit Journal qui faisait un genre de pot-pourri des pires phrases de Jean-Marie Le Pen suite à ses propos sur l’Ébola, séquence que Yann Barthès lançait par un « Merci de ne pas applaudir »). La musique-qui-fait-peur est utilisée trois fois. Comique de répétition standard. Difficile de ne pas sourire.

Après la petite séquence « on entre facilement chez Jean-Marie Le Pen », Yann Barthès présente les trois questions que doit poser Salhia Brakhlia (02:03) : « Est-ce qu’il est un boulet pour le FN ? », « Est-ce qu’il est tricard ? », « Est-ce qu’il est antisémite ? ». A la troisième question, « Est-ce qu’il est antisémite », le public rigole. C’est marrant, non, l’antisémitisme ? Non, toujours pas. Mais surtout, poser la question à Jean-Marie Le Pen alors qu’il vient de tenir des propos à l’évidence antisémites, c’est lui permettre de répondre « non » publiquement, c’est lui donner une tribune dans laquelle il peut faire l’anguille devant tout le monde.

Parmi les questions posées par Salhia Brakhlia, on retrouve les grands éléments de langage médiatiques, avec d’abord le pathos et la relation père-fille (02:24) : « C’est la première fois que votre fille vous critique publiquement… ». On notera qu’à la réponse de Jean-Marie Le Pen (« Tout à un début, vous voyez… »), le public du « Petit Journal » rigole. La question suivante (« Est-ce que vous comprenez sa position ? ») permet au président d’honneur du Front national de dire qu’il n’a rien dit de mal, avec notamment un très beau : « je me sens parfaitement innocent » (02:49).

Autre élément de langage médiatique, celui de la « guerre interne » au FN ou, pour reprendre l’expression du Monde, celui de la « guerre politico-familiale ». Salhia Brakhlia pose la question suivante (03:11) : « Est-ce que votre fille est influencée par des membres de la direction du Front national ? ». Et, comme Jean-Marie Le Pen avait réussi à se retenir de sortir une vanne, Salhia Brakhlia enfonce le clou : « Est-ce que Louis Aliot est de mauvais conseil ? » (03:30). Cette fois, ça ne loupe pas, puisque Jean-Marie Le Pen répond : « Lui, c’est le prince consort ». Comme je l’ai expliqué plus haut, dès qu’on arrive dans ce type de questions, on sort du politique pour parler, au fond, de la relation entre un père et sa fille et entre le beau-père et son gendre. On oublie, ce faisant, la « fournée », l’« Ébola », le « détail de l’Histoire », etc.

Surprise : lorsque Salhia Brakhlia demande à Jean-Marie Le Pen s’il pense qu’il a toujours des membres de la direction qui le soutiennent, ce dernier sort son portable et se met à chercher des textos de soutien (04:23). Hilarité dans le public du « Petit Journal ». La scène, comique, dure près de quarante secondes (jusqu’à 04:57). On se tape sur les cuisses. Oubliée, la « fournée ». Oublié, tout ce qu’a pu dire Jean-Marie Le Pen durant sa carrière. Tout s’efface derrière la puissance du comique de la situation. Impossible de ne pas sourire devant la scène surréaliste qui se produit sous nos yeux.

Nouvelle hilarité dans le public du « Petit Journal » lorsque Salhia Brakhlia demande si Jean-Marie Le Pen a conscience qu’il peut être un boulet pour sa fille (04:57). Réponse en mode grosse vanne : « Oui, mais un boulet de canon ». On se tape sur les cuisses, décidément.

Yann Barthès introduit la fin de la séquence, histoire de dramatiser un peu, en disant : « Et dernière question… » (05:31). On notera les gens tout sourire, dans le public, derrière lui. Moment heureux, joyeux et convivial que celui où on s’apprête à interroger Jean-Marie Le Pen sur son antisémitisme. Salhia Brakhlia : « Jean-Marie Le Pen, êtes-vous antisémite ? ». Réponse de l’intéressé : « Non. Non. Et si vous ne le croyez pas, demandez à Monsieur Cohen, qui est là ». A quoi s’attendait-on, au « Petit Journal » ? A ce qu’il réponde : « Oui, d’ailleurs mon parti est dans la lignée du pétainisme et il y a, dedans, beaucoup de racistes » ? Sérieusement ? Evidemment qu’il va dire « non ». Il n’est ni bête, ni sénile. Lui poser la question, c’est lui donner la possibilité de se blanchir, tout seul, comme un grand. Et ça ne loupe pas.

Bilan de la séquence : on a pu rire un peu de tout ça. Voilà, on a évacué le racisme par le rire. La catharsis est accomplie et la lol-société peut reprendre son train-train habituel.

Conclusion :

Je voulais montrer dans cet article que les médias ont été, ces derniers jours, largement complices de la stratégie de « dédiabolisation » du Front national. Je suis quasiment certain que le processus est involontaire et qu’il est largement lié à un effet de système (un manque de temps et de réflexivité sur le métier de journaliste, une tendance à l’imitation de ce que les autres font, une volonté de se calquer sur les moteurs de recherche pour des motifs économiques, etc.). Quoi qu’il en soit, on peut et on doit analyser ce processus.

La complicité médiatique dans la « dédiabolisation » du Front national prend des formes diverses. J’en ai analysé ici quelques unes ; j’en ai laissé passé d’autres. Je parle ne parle pas, par exemple, du travail qui a dû être effectué en ce sens par les chaînes d’information en continu et par les radios. Mais de ce que j’ai pu regarder de près il y a quelques grands mécanismes qui semblent se dégager.

Je ne reviens pas sur le processus d’euphémisation du propos, dont j’ai déjà parlé dans un autre article. Parmi les autres processus, j’en ai noté ici quatre, que l’on peut classer en deux grands groupes : premièrement, ceux qui appuient très directement la stratégie de « dédiabolisation » du Front national et qui s’inscrivent, pour ainsi dire, dans la ligne de ce parti ; deuxièmement, ceux qui complètent la « dédiabolisation » sans faire partie intégrante de la stratégie mise en place par le FN.

Dans le premier groupe, on trouve les processus que j’ai expliqués en début d’article sous les titres : « Dédouaner le FN par la mise en avant des réactions d’autres dirigeants » et « Dédouaner le FN en questionnant la place de Jean-Marie Le Pen ». Il s’agit ici de répondre « présent » à la stratégie mise en place par le Front national et de s’en faire très directement les porte-voix. Les propos du président d’honneur du FN sont effacés au profit de ceux d’autres cadres du parti, qui « condamnent » ce qu’a dit Jean-Marie Le Pen, puis on pose une question sur la place de ce dernier : est-il un boulet pour le parti ? De cette manière, on évite  de poser la seule question qui vaille vraiment : si le Front national est vraiment un parti républicain et non xénophobe (ce qu’il n’est pas), pourquoi Jean-Marie Le Pen n’en est-il pas exclu et pourquoi le parti ne lui demande-t-il pas officiellement de démissionner de son poste de député européen ?

Dans le second groupe, on trouve les processus qui ne dépendent pas directement de la stratégie de « dédiabolisation » du Front national, mais qui la complètent largement et qui en sont, peut-être, les meilleurs complices. On ne peut pas y faire entrer le feuilleton sur le blog de Jean-Marie Le Pen, qui fait largement partie d’une stratégie de diversion mise en place par la direction du parti. On peut en revanche y faire entrer ce qui concerne la mise en avant du pathos et de la relation père-fille au détriment des questions politiques. On peut aussi y faire entrer tout ce qui participe de la lol-société, du relativisme généralisé qui saisit apparemment un certain nombre de médiacrates dès lors qu’une situation politique les dépasse, et du besoin de catharsis ou de dédramatisation par le rire que ces gens semblent ressentir.

A l’absurdité de la haine, certains semblent préférer répondre par l’absurdité du rire. C’est, après tout, une position qui se défend d’un point de vue philosophique. Mais c’est irresponsable quand le rire a pour effet de masquer la haine et de la faire oublier. Car la haine ne disparaît pas : elle subsiste, là, quelque part, cachée. Elle sommeille mais ne meurt pas. Et le jour où elle se réveillera, le rire ne sera plus ni une arme suffisante pour la combattre, ni un bouclier efficace pour s’en défendre.


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