« Funeste connerie » : Macron et la tentation Napoléon III

Emmanuel Macron réunissait mercredi à Saint-Denis les responsables de partis politiques représentés à l’Assemblée nationale. Une rencontre lunaire – martienne, même, selon les mots de Manuel Bompard – qui aura duré douze heures et dans laquelle les questions sociales auront été abordées en toute fin de réunion, entre minuit et trois heures du matin. Un renforcement de la pratique césariste du pouvoir d’Emmanuel Macron, qui tend à l’effacement du rôle du Parlement comme lieu de la prise de décision politique ; bien sûr, la Constitution de la Ve République permet déjà un exercice autoritaire du pouvoir, mais cette pratique particulière des institutions par Macron en renforce le sens. Le quasi-roi présidentiel réunit les grandes forces politiques du pays et décidera bien s’il veut en faire quelque chose ou non. Les insoumis y sont allés pour voir (et franchement, merci Manuel de t’être tapé cette corvée)… et bien on a vu, on a compris : ça ne sert à rien et on n’ira plus, fermez le ban. 

De ces douze heures de réunion, une phrase d’Emmanuel Macron est sortie. Il juge que la limitation des mandats présidentiels (deux consécutifs maximum depuis la réforme constitutionnelle de 2008) est une « funeste connerie », ce qui signifie qu’il juge que c’en est une que la Constitution ne lui permette pas de se représenter en 2027. Après les ballons d’essai lancés par Richard Ferrand et Roselyne Bachelot, c’est donc le président de la République en exercice lui-même qui s’engouffre dans la brèche : oui, on doit craindre que le camp macroniste cherche par tous les moyens à maintenir au pouvoir le héros éponyme qui donne son nom et sa cohérence au camp politique de la bourgeoisie. Et quand je dis « tous les moyens », je le pense sincèrement et je préfère les craindre tous pour me préparer à les combattre efficacement un par un. 

Car notre pays a déjà vécu une telle situation. En 1848, Louis-Napoléon Bonaparte est élu pour quatre ans président de la IIe République au suffrage masculin. La Constitution de 1848, plus rigoureuse que celle d’aujourd’hui, limite à un seul le nombre de mandat présidentiel. Avant son élection, Louis-Napoléon apparaît au « Parti de l’Ordre » (c’est à dire aux conservateurs) et à la bourgeoisie comme une solution de compromis pour maintenir, au moins un temps, une Constitution bourgeoise pourtant issue d’une révolution ouvrière, finalement réprimée dans le sang lors des « journées de Juin ». Le sanguinaire Adolphe Thiers, bourreau de la Commune de Paris (une répression de 20 000 morts en quelques jours), considérait ainsi Louis-Napoléon comme « un crétin qu’on mènera » avec l’objectif de le remplacer in fine le moment venu. Mais rien ne se passera comme prévu. 

En effet Louis-Napoléon Bonaparte s’avère plus fin tacticien politique que ce qu’en pensaient les ambitieux qui le soutenaient faute de pouvoir eux-mêmes prétendre à la victoire. Dès l’élection de Bonaparte comme président de la République, les affrontements entre l’Assemblée nationale et le pouvoir exécutif se multiplient. Et Louis-Napoléon veille toujours à s’assurer un large soutien populaire à la fois par des prises de positions politiques en faveur d’un rétablissement plein et entier du suffrage masculin (fortement limité dès 1850 par la « loi des Burgraves » qui réduit le corps électoral de 30%), mais aussi par des déplacements nombreux dans tout le pays ; il s’assure aussi dans le même temps un soutien assez large de la bourgeoisie et une domination sur les appareils de répression policiers et militaires. 

Au début de l’année 1851, le temps s’accélère pour Bonaparte. L’Assemblée nationale a en effet voté que l’élection présidentielle et législative se tiendraient le même jour en 1852… ce qui revient à raccourcir de sept mois son mandat présidentiel. Ses proches à l’Assemblée tentent alors de faire voter la possibilité de se représenter aux élections et d’élargir son mandat en cours de quatre à dix ans. Le 21 juillet 1851, la loi constitutionnelle est battue, quoiqu’elle emporte la majorité des voix à l’Assemblée (446 pour, 278 contre) sans parvenir à emporter la majorité des trois quarts nécessaire à son approbation.

Commence alors le coup de force, c’est-à-dire le coup d’État. Il sera exécuté avec une précision militaire (littéralement militaire, en l’occurrence) dans la nuit du 1er au 2 décembre 1851, cette date étant celle de l’anniversaire du couronnement de Napoléon Ier comme empereur en 1804, mais aussi celle de la victoire écrasante de Bonaparte à la bataille d’Austerlitz en 1805. La répression s’abat, par la mitraille dans les rues d’abord, par les arrestations et les condamnations ensuite, notamment à la déportation. Louis-Napoléon se fait proclamer prince-président par un plébiscite qui, d’une certaine manière, ratifie le coup d’État. Il résumera les choses d’une phrase lors de la proclamation des résultats : « La France a répondu à l’appel loyal que je lui avais fait. Elle a compris que je n’étais sorti de la légalité que pour rentrer dans le droit ». Un an plus tard, le 2 décembre 1852, après quelques péripéties constitutionnelles sur lesquelles je passe pour venir à mon propos, Louis-Napoléon devient officiellement empereur sous le nom de Napoléon III. 

On voit ici comment c’est une série de rapports de forces à l’intérieur du camp de la bourgeoisie qui mène finalement au coup de force de 1851. Et ce qui m’inquiète beaucoup pour le présent, c’est que je trouve un certain nombre de conditions réunies dans l’attitude de Macron et de certains de ses proches pour qu’un coup de force quelconque soit tenté. Bien sûr, on ne peut pas s’attendre à ce qu’il soit de même nature et de même ampleur, mais je crois qu’il existe chez beaucoup de macronistes une « tentation Napoléon III ». Car faute de savoir quoi faire sans le chef, faute d’un personnage qui fasse consensus de manière évidente à l’intérieur du camp macroniste, la guerre des sous-chefs est déjà lancée : Darmanin d’un côté, Attal de l’autre, Philippe en embuscade, Borne qui n’a pas dit son dernier mot… les conditions d’un affrontement interne au camp présidentiel sont réunies et la bataille pour la succession de Macron est ouverte. De son côté, le chef lui-même a donné le signal avec cette sortie sur la « funeste connerie », mais aussi avec les ballons d’essai lancés par ses proches auparavant, d’une disponibilité personnelle pour engager d’abord la bataille constitutionnelle – car le coup de force ne vient qu’en cas d’échec de cette première bataille. Je doute – du moins, j’espère – qu’à cette heure, quiconque dans le camp macroniste soit prêt à aller plus loin que la bataille constitutionnelle, mais je sais en revanche qu’une fois que la pente autoritaire est prise, il est difficile de la remonter.

Sans vouloir donner un mode d’emploi à nos adversaires, il y a des conditions à remplir pour réaliser un coup de force de cette nature, légale ou illégale. Une révision constitutionnelle par la voie parlementaire semble compromise puisque même en rassemblant les Républicains derrière lui, Macron n’obtiendrait pas la majorité des deux tiers du Parlement (Assemblée + Sénat) nécessaire à une révision constitutionnelle. Reste donc la voie du référendum, évoquée d’ailleurs par le président de la République avant même la tenue de la réunion martienne des chefs de partis. Mais il faut pour cela un référendum gloubiboulga, contenant beaucoup de questions bien sucrées pour faire passer la petite cuillère à café d’amertume qu’on y mettrait : « Pour ou contre la proportionnelle aux législatives, le droit au bonheur, la fin de la misère… et un troisième mandat de Macron » ? Je vois déjà les questions possibles sur les plateaux : « Tout de même, vous n’allez pas voter contre la proportionnelle alors que vous êtes pour ? Ou bien alors c’est que vous avez peur de perdre contre Macron ? ». C’est un exemple, bien sûr, mais la condition d’un référendum réussi sur le sujet est de disqualifier politiquement tout vote contre comme étant une trahison d’un idéal républicain à atteindre. 

La seconde condition indispensable à la réussite d’un éventuel projet sur le sujet est qu’il incarne une forme de « retour à l’ordre » face à un désordre pointé du doigt. La cause du désordre pointé importe peu, on peut choisir ce qu’on veut : l’immigration, les abayas, les black-blocs, les Soulèvements de la Terre repeints en éco-terroristes, les jeunes de banlieues renommés « émeutiers »… tout est valable. L’essentiel est que puisse se mettre en place une rhétorique du danger pour les institutions républicaines et que Macron incarne la seule voie de recours possible face au chaos. Cette rhétorique du chaos est celle qui existe de manière très nette dans le deuxième quinquennat d’Emmanuel Macron depuis les mouvements spontanés contre la réforme des retraites ; elle a été brillamment mise à nu par Clément Viktorovitch en avril 2023. Elle a pris une nouvelle dimension avec les propos de Borne et Darmanin visant à sortir La France insoumise d’un prétendu « arc républicain ». Et parachevé par Macron qui a assumé l’usage du mot, le « chaos », dans un déplacement à Bormes-les-Mimosas en août dernier. Pour asseoir un pouvoir autoritaire, il faut un ennemi de l’intérieur visant à constituer contre lui un front uni. Après six ans passés à courir après les propositions et le vocabulaire de l’extrême droite, Macron a choisi de cibler le camp d’en face, celui de l’Union populaire, le seul à même de rassembler contre lui une majorité sociale en capacité de l’arrêter. Il le sait, ils le savent tous, et même les marchés financiers ne s’y étaient pas trompés en 2017 étant donné qu’après le premier tour où Jean-Luc Mélenchon avait été éliminé, le CAC 40 avait bondit de 4% et les valeurs bancaires de 8%, signe d’un « ouf » de soulagement capitaliste dont la présidentielle de 2022 a ravivé les sueurs froides. 

La troisième et dernière condition du coup de force est en même temps la plus essentielle et, je crois, la moins maîtrisée désormais par le camp macroniste – à l’exception peut-être de Darmanin – : il s’agit de l’appareil de répression. Pas de coup de force si l’on est pas en mesure de tuer dans l’oeuf, et parfois de tuer tout court, la révolte populaire. Cette dimension est celle qui a été largement mise à l’épreuve pendant la réforme des retraites puis dans les révoltes urbaines. L’appareil a tenu. Mais la détention provisoire d’un policier et la réaction factieuse d’un certain nombre d’éléments de la police, à la fois vis-à-vis de la Justice mais aussi vis-à-vis du pouvoir exécutif, montre la fragilité de la macronie sur le sujet. J’ai dit à l’Assemblée, et je le répète ici, que la macronie ne tient plus la police mais qu’elle est tenue par elle, ce qui fait que, paradoxalement, Macron n’a aucun moyen de savoir si oui ou non il est en mesure de se remettre dans une situation qui imposerait un rapport de force avec tout ou partie du peuple. Pire : dans les rapports de force internes à la macronie, c’est désormais Darmanin qui semble seul maître à bord de l’utilisation de l’outil répressif, et son attitude de paillasson face aux factieux montre assez combien il n’est plus lui-même en mesure de s’écarter un tant soit peu des mots d’ordre d’Alliance Police. Darmanin tient l’édifice, mais il est aussi tenu par lui. Macron, de son côté, quoique garant du « fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’État » au terme de l’article 5 de la Constitution, est désormais bien affaibli dans son pouvoir, ayant été incapable d’agir en président de la République sur le sujet. Ce qui fait qu’une dimension indispensable du coup de force n’est pas pleinement maîtrisée sans qu’on sache néanmoins si cela doit être pour le meilleur ou pour le pire compte tenu des prises de position récentes d’Alliance Police.

Voilà où l’on en est en cette rentrée politique de septembre 2023. L’incertitude est au pouvoir. Incertitude sur les ambitions réelles de Macron, incertitudes sur une solution de remplacement de ce dernier capable de fédérer autour d’elle « de Zemmour à Macron en passant par Ciotti », comme l’a suggéré Nicolas Sarkozy, incertitude sur la position de l’appareil policier en cas de nouveau choc avec le peuple, incertitude sur la politique qui va être menée à la rentrée et qui impose pour le camp présidentiel le passage en force du budget 2024 avec une dizaine de 49.3 au rendez-vous, incertitude sur l’état de la colère populaire alors que l’inflation pourrit la vie du peuple et que les puissants s’affichent toujours plus goguenards, distribuant des dividendes écoeurants d’égoïsme plutôt que d’augmenter les salaires. L’incertitude domine et au bout de l’incertitude, le Parti de l’Ordre version XXIe siècle a tous les ingrédients à sa disposition pour nous dire qu’il faut éviter le chaos « à tout prix ». Et comme on sait aussi que ce même Parti de l’Ordre n’a aucun problème avec des prix qui grimpent sans arrêt, on comprend tout ce qu’un « à tout prix » peut vouloir dire chez eux. 

Bien sûr, ils s’en défendront. Bien sûr, les insoumis exagèrent toujours – d’ailleurs, ils constituent la surface émergée de l’iceberg des ennemis de l’intérieur invisibles. Bien sûr, Macron n’est pas Napoléon, même s’il tient plus du IIIe que du Ier. Bien sûr, peut-être que rien de tout cela ne se produira. Mais chacun sent dans l’air que la tentation est là, que le coup de force constitutionnel fait partie du champ des possibles. Et quand la pente est prise, il n’est pas rare que le possible devienne probable. Je préfère pour ma part chercher à analyser toujours les tendances lourdes, en les rattachant à des faits historiques, non pas parce que l’Histoire se répéterait à l’identique – ça n’arrive jamais – mais parce que l’Histoire est toujours un moyen d’en apprendre sur le présent. Elle peut parfois même constituer une source d’inspiration, pour le meilleur comme pour le pire. Les insoumis cherchent le meilleur partout où ils estiment pouvoir le trouver, en 1789, 1792-93, 1848, 1871, 1944, 1968, 2018, 2023… ; je crains que les macronistes, eux, soient en train de chercher le pire et les sources d’inspirations dans 1851. L’avenir dira jusqu’où ils sont prêts à aller. Soyons, de notre côté, prêts à tout : c’est le moyen de n’être jamais surpris par un adversaire qu’on aurait, à tort, considéré comme démocrate. Et donc sous-estimé. 

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