Ma chère compatriote, mon cher compatriote,
Comme toujours, quand il y a un problème concret à régler, une polémique est lancée contre ceux d’entre nous qui sont des musulmans. C’est ce que cherche à faire le nouveau ministre de l’Éducation nationale, Gabriel Attal en parlant de l’abaya plutôt que de son bilan de rentrée. Le prix des fournitures scolaires explose et met en difficulté les familles, il n’y aura pas un professeur devant chaque classe, les payes des professeurs ne seront pas augmentées, il y aura des élèves sans affectation (1.000 en Essonne l’an dernier !)… mais de tout cela, on ne parlera pas parce que nous serons en train de parler d’abayas.
Mais il y a un second objectif dans cette polémique. Cet objectif est le même que celui de l’extrême droite et des islamistes, qui sont de toute façon les deux faces d’une même pièce : diviser le peuple français sur la base de la religion et, en l’occurrence, de la religion musulmane. Cela, est indispensable aux plus riches de notre pays, car c’est notre division en fonction de n’importe quoi (la religion, la couleur de peau, le genre, l’orientation sexuelle…) qui permet d’asseoir leur domination. Quand on parle d’abaya, on ne parle pas du fait qu’avec seulement 4% de l’argent gagné par les plus riches de notre pays l’année dernière, on pourrait faire la gratuité des fournitures scolaires pour tous (7 milliards d’euros). Et pendant que nous nous regardons entre nous en chiens de faïence pour savoir si untel ou unetelle a tel ou tel vêtement, on ne regarde pas ceux qui sont au-dessus de nous et qui nous font les poches. Or il y a précisément là quelque chose qui tient à la République et à la laïcité : l’unité du peuple français.
Tu le sais, compatriote, la France a une Histoire chargée dans son rapport aux religions. Les guerres qui ont opposé les protestants et les catholiques ont laissé des traces. La persécution millénaire des Juifs aussi. C’est pour en finir avec cette haine des uns contre les autres que nous avons décidé, en 1789, de mettre dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen un article 10 ainsi rédigé : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». Ces mots font toujours partie de nos droits actuels et de notre « bloc constitutionnel ». C’est pour cette raison et, aussi, pour lutter contre le pouvoir temporel et la richesse de l’Église catholique, que nous avons décidé de faire la loi de 1905 qui affirme que « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ».
La loi de 1905 est un équilibre fragile et, pour ma part, j’y tiens comme à la prunelle de mes yeux. Elle est un point d’équilibre entre d’une part les athées et les anti-cléricaux qui voulaient en finir avec toutes les religions, les considérant comme un outil d’asservissement intellectuels des peuples, et d’autre part entre ceux qui voulaient au contraire que la religion catholique et son Église soient des facteurs d’organisation de la société. Ce point d’équilibre, difficile à trouver, c’est la laïcité qui permet aux uns de combattre (par l’argument et non par la violence) des religions qu’ils jugent inutiles ou mensongères et aux autres d’exercer ces religions librement quoi qu’en pensent les premiers.
Aujourd’hui, selon la dernière étude de l’observatoire de la laïcité (supprimé par Macron), près de 2 Français sur 3 ne sont pas croyants (35% de croyants, toutes religions confondues). La plupart d’entre nous sont athées (30%), indifférents aux religions (13%) ou agnostiques (14%), défini dans ce sondage comme « sceptique quant à l’existence d’un dieu ». Ce qui ne veut pas dire que, culturellement, certains ne se sentent pas liés à une religion en particulier. Ainsi, seuls 30% d’entre nous ne se disent liés à aucune religion ; une part importante se dit en revanche liée au catholicisme (47%) et toutes les autres sont loin derrière (4% pour l’islam, 1% pour le judaïsme). Pour ce qui concerne la pratique religieuse, les chiffres sont aussi intéressants : seuls 15% d’entre nous s’adonnent à une pratique individuelle (prière) ou collective (offices religieux) au moins une fois par mois. Si je devais résumer les choses ici, je me contenterais de dire que, pour l’immense majorité d’entre nous, les religions influencent bien plus notre culture commune que notre vie matérielle sur Terre.
Ma chère compatriote, mon cher compatriote, je sais qu’il y en a parmi nous qui ne supportent pas la présence de la religion dans l’espace public. Qu’il s’agisse du voile, de la kippa ou des soutanes, certains trouvent que ce qu’ils appellent des « déguisements » ont quelque chose de risible ou de ridicule. Et je sais bien que cela vous agace. D’autres ont un problème uniquement avec le voile ou uniquement avec la kippa, et ils doivent s’interroger et porter la question en eux-mêmes pour savoir s’ils ont un problème avec « les » religions, comme ils le disent souvent, ou avec « une » religion en particulier (l’islam – souvent l’islam – ou le judaïsme). Et c’est précisément quand on a un problème qu’avec une seule religion qu’on doit entrer en soi-même et s’interroger sur notre rapport à celle-ci. Je te le dis sans animosité, mais si tu es dans ce cas-là, tu dois faire attention à ce qui te pousse à n’en détester qu’une sans détester les autres.
Je ne vais pas revenir ici sur la loi de 2004 sur l’interdiction des « signes religieux ostentatoires ». Si tu y regardes bien, tu peux déjà voir qu’il y a un sujet sur le caractère « ostentatoire » car il est subjectif. Mais cette loi est très bien appliquée et les entorses sont très rares. D’ailleurs, si tu regardes bien les images diffusées par les chaînes d’info en continu pour illustrer les débats sur l’abaya, on voit souvent des jeunes femmes en abaya enlever leur voile en entrant dans l’enceinte de l’établissement scolaire. La loi de 2004 a décidé de faire de l’école un temple sacré de l’absence visible des religions au nom de la laïcité ; elle est appliquée, n’y revenons pas en détail et concentrons-nous sur la question posée par l’abaya.
L’abaya est-elle un vêtement religieux ? Non, nous dit le Conseil français du culte musulman (CFCM). Non, nous dit la circulaire du ministère de l’Éducation nationale de novembre 2022 : « même s’il ne s’agit pas d’une tenue religieuse par nature, le port d’un vêtement peut revêtir un caractère religieux éventuel (par exemple : abayas, bandanas, jupes longues) – bien qu’il faille apprécier cette utilisation au regard du comportement de l’élève ». Tu vois que le flou est total. On ne parle pas de « tenue religieuse par nature » mais d’un « caractère religieux éventuel », lequel dépend « du comportement de l’élève ». J’en reviens au texte pour te montrer pourquoi tu entendras sur certains plateaux des enseignants ou des directeurs d’établissement dire que la position d’Attal « clarifie » les choses ; mais tu vois aussi qu’il aurait pu dire l’exact inverse et que cela aurait tout autant clarifié les choses !
J’entre dans le vif du sujet et je te prie de me pardonner pour cette longue introduction. Ici commence la philosophie politique de la laïcité et de la République. De deux choses l’une : soit l’abaya est une tenue religieuse et elle doit être interdite au regard de la loi de 2004 ; soit elle ne l’est pas et elle doit être autorisée non seulement au regard de la loi de 2004 mais encore de la loi de 1905 et de l’article 10 de la DDHC. Or, la loi de 1905 dit que « la République ne reconnaît aucun culte ». Il faut comprendre cette phrase pour agir correctement. Elle signifie que la République est incapable matériellement ou « physiquement » de dire ce qui est un culte ou non et que cela est le rôle des organisations religieuses de le faire. Et tu as vu plus haut ce qu’en dit le CFCM : l’abaya n’est pas un habit religieux mais un habit culturel. D’ailleurs, il n’existe pas en Indonésie qui est pourtant un pays à très forte majorité musulmane. D’ailleurs, un enseignant qui était présent avec moi sur un plateau de BFMTV disait qu’on en voit davantage à l’école en mai et juin qu’en décembre, ce qui nous dit assez que c’est à la foi un effet de mode et de météo et non pas une tenue que les jeunes filles mettraient pour contourner la loi de 2004, sinon elles la porteraient en permanence. Dès lors, donc, ce que nous disent à la fois la DDHC, la loi de 1905 et la loi de 2004, c’est que l’abaya ne doit pas être considérée comme un problème dans l’enceinte des établissements scolaires.
Il est intéressant de se replonger dans les débats de la loi de 1905 pour voir à quels types de questions ont été confrontés ceux qui l’ont mise en place. C’est ce qu’a fait Paul Elek dans un thread publié sur Twitter. Le débat porte sur l’interdiction de la soutane. C’est Aristide Briand, rapporteur de la loi de 1905, qui répond à l’un de ses collègues qui l’interpelle sur le sujet. Briand explique qu’il n’y a pas d’omission sur le sujet mais un choix. Voici ce qu’il explique :
« Il a paru à la commission que ce serait encourir, pour un résultat problématique, le reproche d’intolérance et même s’exposer à un danger plus grave encore, le ridicule, que de vouloir, par une loi qui se donne pour but d’instaurer dans ce pays un régime de liberté au point de vue confessionnel, imposer aux ministres des cultes l’obligation de modifier la coupe de leurs vêtements. (…)Ce que notre collègue voudrait atteindre dans la soutane, c’est le moyen qu’elle procure de se distinguer facilement des autres citoyens. Mais la soutane une fois supprimée, M. Chabert peut être sûr que, si l’Église devait y trouver son intérêt, l’ingéniosité combinée des prêtres et des tailleurs aurait tôt fait de créer un vêtement nouveau, qui ne serait plus la soutane, mais se différencierait encore assez du veston et de la redingote pour permettre au passant de distinguer au premier coup d’œil un prêtre de tout autre citoyen. (…) Ce costume n’existe plus pour nous avec son caractère officiel, c’est-à-dire en tant qu’uniforme protégé par l’article 259 du code pénal. La soutane devient, dès le lendemain de la séparation, un vêtement comme un autre, accessible à tous les citoyens, prêtres ou non. »
Voici ce qui est, dans le fond, en cause dans tout cela. Ayant mis aux frontons de nos mairies et de nos écoles l’Égalité au centre de notre devise nationale, nous avons du mal avec tout ce qui crée une différence visible à l’intérieur du peuple français, parce que cela peut potentiellement créer une division entre nous. Et dans le fond, ce qui nous intéresse tous quand nous sommes républicains et patriotes, c’est ce qui permet à la fin des fins l’unité et l’indivisibilité de notre peuple. Il faut donc nous questionner à partir de cet objectif-là pour savoir ce qu’il faut faire de juste et d’honorable pour la cause de la République.
Si l’on part de cet objectif, il nous faut donc refuser tout ce qui peut nous diviser. Et dès lors, combattre d’abord en chacun de nous ce qui peut, dans nos pensées, nos mots ou nos actes, tracer des frontières à l’intérieur de notre peuple. Regarder avec des yeux distants une personne en raison de sa tenue vestimentaire, de sa couleur de peau, de son genre ou de son orientation sexuelle supposés, c’est faire échec à la fraternité qui compose notre devise et, par là-même, mettre en cause l’égalité qui en est le coeur. Vouloir limiter la liberté d’autrui de s’habiller comme il l’entend au prétexte que son habit me dérangerait pour des raisons que je ne suis pas vraiment capable d’objectiver, c’est là aussi porter atteinte à la devise qui garantit l’absolue liberté de chacun d’entre nous en la limitant aux bornes du respect de celle des autres – or, rien ne peut menacer la liberté d’autrui dans une tenue, exception faite de l’absence de tenue, et ce cas est prévu par la loi afin d’éviter les troubles à l’ordre public.
À cet instant de mon courrier, tu me diras peut-être que je suis « naïf », que je refuse de voir que « l’islamisme progresse », ou quelque chose de cet ordre-là. Je veux te répondre sans détour, car pour combattre l’islamisme efficacement, il faut d’abord se soucier de ses buts pour le mettre en échec. Que cherche l’islamisme ? À tracer une ligne de démarcation entre les musulmans et le reste de la population, c’est à dire à faire en sorte à la fois que les musulmans soient considérés comme une population à part par le reste de notre peuple, mais aussi que les musulmans se sentent eux-mêmes différents du reste de notre peuple. C’est la même logique qui préside aux objectifs de l’extrême droite, désormais imitée par la droite traditionnelle et par la macronie. Pour atteindre cet objectif, tous les moyens sont bons, y compris semer la mort dans des attentats abominables visant à faire en sorte que le peuple français voit les musulmans qui le composent comme une menace. À l’extrême droite, la même logique existe notamment dans ce qu’on appelle le courant « accélérationniste » qui vise à accélérer le surgissement d’une prétendue guerre civile perçue comme inévitable entre les musulmans et le reste de la population. Par ailleurs, il est vrai, les islamistes cherchent à marquer une rupture visible à l’intérieur du peuple français, en poussant les femmes et les hommes à adopter des tenues qui signalent dans l’espace public l’appartenance à une religion.
Mais qui sont les premières victimes des islamistes comme de l’extrême droite ? Les musulmans, qui précisément n’ont rien à voir avec eux et sont pourtant victimes de la frontière ainsi tracée à l’intérieur du peuple. Qu’on se souvienne que c’est un ex-membre du service d’ordre du RN qui a importé les armes utilisée par Amedy Coulibaly pour les attentats de 2015 ; qu’on se souvienne aussi que les islamistes comme Abou Moussab al-Souri, lié à Al-Qaïda, expliquait dans son manifeste « Appel à la résistance islamique globale » qu’il fallait faire monter le vote d’extrême droite par des attentats, en ciblant notamment les élections présidentielles et législatives de 2017 ; qu’on se souvienne aussi de Mohamed Hichem Medjoub, terroriste islamiste qui avait déposé un colis piégé à Lyon à deux jours des élections européennes et qui avait indiqué l’avoir fait pour faire monter le vote d’extrême droite. Au fond, c’est ce que résumait bien Gilles Kepel, spécialiste du djihadisme, dans une interview à Marianne : « Le projet explicite des djihadistes, tel qu’on peut le constater en consultant leurs sites et leurs tchats, consiste à favoriser la victoire de l’extrême droite, afin de convaincre les musulmans que la France est un pays raciste, que l’intégration est une impasse et qu’il leur faut se rassembler derrière les plus radicaux d’entre eux. »
Faire échec aux islamistes et à l’extrême droite se fait d’une seule et même manière : en refusant tout ce qui divise à l’intérieur du peuple. Cela commence bien sûr par ne pas voter pour l’extrême droite, puisqu’on voit combien cela participe de la volonté des islamistes. Mais cela passe aussi par la mise en échec des polémiques lancées par l’extrême droite (exemple : l’abaya, polémique simplement reprise par Gabriel Attal) ou par la mise à distance de toutes les stratégies de division des islamistes. Les islamistes poussent les gens à porter des tenues particulières – et encore une fois, je réfute que ce soit le cas pour l’abaya, mais certains le pensent apparemment – : très bien, ignorons ces tenues et ne regardons que nos compatriotes qui se trouvent derrière les habits. Chaque fois qu’on regarde quelqu’un de travers en raison d’une tenue vestimentaire en lien avec la religion, on met en échec l’égalité et la fraternité, donc la République, et on donne le point à ses pires adversaires. Je le dis à ceux qui pensent qu’il faut être « intransigeant » et montent sur leurs grands chevaux dès qu’ils voient un vêtement qui ne leur plaît pas : l’indifférence est un moyen de lutte bien plus efficace que l’interdiction. Car dans le fond, s’il n’y avait pas les médias et les macronistes pour relayer les polémiques racistes de l’extrême droite, elles ne concerneraient absolument personne, hors quelques cas isolés de tension dues non pas à ces jeunes filles mais aux racistes qui les insultent ou les agressent. Et nous mettrions en échec ceux qui veulent diviser le peuple.
Plus largement, pour ma part, je commence à en avoir assez que l’État prétende sans arrêt vouloir réglementer la tenue des jeunes femmes. Cette fois-ci, on veut les empêcher de porter des robes jugées trop longues, mais il y a deux ans, monsieur Macron voulait cette fois-ci leur interdire de porter des T-shirts jugés trop courts ! Souvenez-vous, c’était la polémique des crop-top. Un coup de pudibonderie suivi d’un coup d’islamophobie avec toujours le même résultat : dire aux jeunes femmes comment elles doivent s’habiller. Ma règle à moi est simple : laissons les jeunes femmes s’habiller comme elles l’entendent. J’ai vu que certains sur les réseaux sociaux me demandaient si je dirais la même chose pour le régime des ayatollah en Iran ou ceux des talibans en Afghanistan et je crois que la réponse est évidente : oui. Et à ce titre, je suis de l’autre côté de la Méditerranée pour les femmes qui luttent pour la liberté de ne pas porter le voile car je considère que leur liberté est toujours ce qui doit primer sur les volonté de régimes à régenter leurs corps. Le mouvement populaire de lutte pour la liberté né en Iran après la mort de Mahsa Amini est à ce titre magnifique et porteur d’espoir pour l’avenir !
Ma chère compatriote, mon cher compatriote, je ne sais si je t’aurai convaincu, mais au moins aurai-je essayé de le faire avec des arguments rationnels et non des anathèmes. Gardons tous en tête ce qu’est la laïcité pour tracer le bon chemin pour notre patrie commune : un outil de paix civile, d’unité et d’amour et non pas de guerre civile, de division et de haine. Voilà je crois ce qu’il faut retenir si on veut bien faire. Nos compatriotes musulmans ne demandent qu’une chose : vivre libres, égaux et en fraternité avec ceux qui ne sont pas de leur religion. À l’étranger, on regarde la France comme le pays de la Révolution et des Droits de l’Homme et du Citoyen, alors faisons honneur à notre patrie : soyons ce pays dans nos coeurs, dans nos têtes et jusqu’au bout des ongles. Faire échec aux diviseurs, faire triompher la liberté, l’égalité et la fraternité : voilà, je crois, ce qui est le chemin à suivre pour renforcer toujours plus la République et non la rabougrir. C’est en tout cas le chemin que je suivrai pour ma part et que j’espère t’avoir convaincu de suivre avec moi.
Fraternellement,
Antoine Léaument.