Ce mardi 12 décembre commence en séance publique à l’Assemblée nationale l’examen du projet de loi dit « Education : orientation et réussite des étudiants ». Un projet qui introduit la sélection à l’université, la fin du choix libre d’études pour les bacheliers et qui est en réalité un véritable cheval de Troie pour le marché privé de l’éducation. Analyse.
Le bazar : la technique des libéraux
Pour mettre en l’air un service public, la recette des libéraux est assez simple. Elle consiste à ne pas y allouer assez d’argent et à inviter les gens à se plaindre des effets de ce manque. S’il y en a qui disent que, quand même, le problème vient du fait qu’il n’y a pas assez d’argent, ils rétorquent un « oui mais il y a la dette », censé mettre fin à toute discussion. Enfin, ils répètent en boucle que « le privé, c’est moins cher pour la collectivité » parce que « chacun paye ce qu’il doit et seulement ce qu’il doit ». Finie la solidarité, place au chacun pour soi. Le fait que cela coûte en réalité plus cher (parce qu’il faut rémunérer les « investisseurs », parce qu’il faut faire de la publicité pour attirer les « clients », parce que pour ces derniers l’augmentation du coût peut impliquer la souscription d’assurances complémentaires ou d’emprunts) n’est évidemment jamais débattu.
Tout commence donc toujours par la même technique : organiser le bazar pour s’en plaindre et faire passer des mesures qui aggraveront encore les choses jusqu’à un point de non retour. Cela vaut pour tous les services publics : les transports en commun (quel bazar la SNCF, les trains ne sont pas à l’heure… vivement la privatisation !), l’hôpital (quel bazar les urgences, on attend des plombes… la prochaine fois j’irai dans une clinique !), et ainsi de suite. Aujourd’hui, c’est avec l’éducation qu’Emmanuel Macron est en train de nous faire le coup ; après avoir organisé le bazar de l’admission post-bac, voici venir la solution miracle : la sélection.
Tirage au sort ou sélection ? Le problème, c’est le manque de places !
Souvenez-vous, c’était cet été. Fin juin, près de 120 000 lycéens fraîchement devenus bacheliers n’avaient pas d’affectation. Ils étaient encore 87 000 à la mi-juillet, après un second calcul réalisé par l’algorithme d’Admission Post Bac (APB), le service du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche censé faciliter l’affectation dans des filières en fonction des souhaits des étudiants et des places disponibles dans les lieux d’études. Ils étaient encore 6 000 à la rentrée alors que les cours commençaient. Bref : un bazar indescriptible.
Problème mis en cause : lorsque les places manquent, APB fonctionne par tirage au sort. Or, le tirage au sort, c’est injuste. Donc pour mettre fin à l’injustice, il faut un autre système. Oui mais lequel ? Facile : la sélection ! Jusqu’ici, elle était interdite, nous disent les libéraux, mais force est de constater que le système APB avec son tirage au sort à la noix ne fonctionne pas. Il est donc temps de « faire bouger les lignes », de « sortir des vieux schémas », d’« aller de l’avant » et de « rémunérer le mérite et l’effort », comme ils disent dans cette langue étrange qui ne veut rien dire mais qui sonne toujours si juste quand on l’entend. Bien sûr, les libéraux ne nous parleront jamais de ce qui cause vraiment cette désorganisation : le manque de places. Car sans manque de place, pas besoin de tirage au sort. Oui mais pour qu’il y ait plus de places, il faudrait mettre plus de moyens et on ne peut pas parce qu’il y a… la dette.
La stratégie de Macron : compétition et exclusion
Voici donc venue l’heure de la bataille de l’université. Profitant du désordre que ses amis et lui ont créé, Emmanuel Macron a décidé que désormais, l’université ne serait plus pour tout le monde. Il a donc décidé d’introduire la sélection et d’en finir avec la liberté de choix. C’est ainsi que le projet de loi intitulé « orientation et réussite des étudiants » (oui, ils sont toujours comiques dans les choix des titres) supprime pour de bon du code de l’éducation les deux phrases suivantes : « Tout candidat est libre de s’inscrire dans l’établissement de son choix » et « Les dispositions relatives à la répartition entre les établissements et les formations excluent toute sélection ».
Compétition
C’est là le cœur de la stratégie libérale sur l’éducation : qui dit sélection dit à la fois compétition et exclusion. Compétition d’abord. Car dans une logique de compétition scolaire, il faudra recevoir la meilleure formation possible, c’est à dire non seulement celle qui permettra d’avoir le bac et d’accéder à l’étape suivante, mais aussi celle qui permettra à coup sûr d’obtenir, par la sélection, la place voulue. Mais entre deux élèves qui auront la même moyenne, comment choisir ? Par l’établissement lui-même.
Car avoir 16 dans tel établissement ne vaut pas autant qu’avoir 16 dans tel autre établissement mieux « coté ». Donc l’établissement « coté » aura désormais un attrait renforcé. Oui mais, voilà : il se trouve qu’il s’agit d’un établissement privé et donc payant. On voit comment s’impose dès lors un marché de l’éducation remplaçant le service public gratuit qui prévalait jusqu’alors. Serez-vous prêt à mettre la main à la poche pour assurer la réussite de vos enfants ? Et si vous n’avez pas assez d’argent, serez-vous prêt à souscrire un emprunt pour leur donner une chance de réussir ? Non ? Alors vous les condamnerez à l’exclusion.
Exclusion
L’exclusion. C’est le deuxième pan de la stratégie libérale. Celui qui consiste à laisser hors de l’enseignement supérieur les classes populaires. Car le savoir est une arme pour comprendre le monde. Et avec la compréhension du monde vient souvent celle des injustices et des inégalités. Le monde merveilleux de « l’égalité des chances » à l’école n’existe pas tant que subsistent des inégalités sociales, géographiques, culturelles. On n’a pas les mêmes chances à l’école quand on vient d’un milieu populaire où on a juste assez d’argent pour payer les factures et se nourrir à peu près convenablement et quand on vient d’une famille où la bibliothèque est remplie de livres qu’on a lus chaque jour avant de dormir et où on reçoit des cours du soir parce qu’on a les moyens de payer un prof à domicile.
C’est ainsi que 90% des enfants d’enseignants obtiennent le bac, 87% des enfants de cadres supérieurs et 84% des enfants de chefs d’entreprise mais que ce chiffre tombe à 62% pour les enfants d’employés de bureau, 59% pour les enfants d’employés de commerce, 53% pour les enfants d’ouvriers qualifiés, 40% pour les enfants d’ouvriers non qualifiés et 38% pour les enfants d’employés de service. Ainsi, le taux de réussite au bac, qui frôle chaque année les 90%, est surtout le signe que les enfants des classes populaires n’accèdent pas à la terminale à l’issue de laquelle on passe le bac et sont déjà exclus du système éducatif avant d’arriver à cette échéance.
Conclusion : Macron se fout de notre gueule
On voit donc ici comment ce qui est présenté par Macron comme un petit changement pour une plus grande efficacité du système d’admission post-bac signifie en réalité un bouleversement profond de tout le système éducatif en amont. La sélection à l’université, c’est surtout, comme je l’ai expliqué, la porte grande ouverte au marché de l’éducation dans le secondaire (c’est à dire au collège et au lycée) et l’exclusion toujours plus grande des classes populaires de l’éducation supérieure dans un mouvement inverse à ce qu’avait été jusqu’alors l’école de la République. C’est dire combien l’intitulé de la loi d’Emmanuel Macron, « orientation et réussite des étudiants », ressemble sérieusement à du foutage de gueule.