Avant-propos :
Cet article est le troisième et dernier épisode d’une série qui s’intéressait à la réaction médiatique autour de l’euphémique « dérapage » de Jean-Marie Le Pen. Le premier, qui s’intéresse justement à la notion de « dérapage », peut être consulté ici. Le second, qui analyse la complicité médiatique dans la « dédiabolisation » du Front national, peut être lu ici.
Le troisième et dernier épisode de la série sur les réactions médiatiques aux propos de Jean-Marie Le Pen s’intéressera aux sondages à la con. Comme j’ai fait un peu long la dernière fois, je vais essayer de faire très court cette fois-ci. Notez quand même, pour ma défense, que le système médiatique m’a compliqué la tâche en publiant plusieurs sondages sur Jean-Marie Le Pen alors que j’avais initialement prévu d’intituler mon article « Le sondage à la con du Point ». Mais au fond, tant mieux : ce sera plus amusant.
Pour bien comprendre ce qui va suivre, je pense qu’il peut être important d’avoir lu la section de l’article précédent de la série qui s’intitule : « Dédouaner le FN en questionnant la place de Jean-Marie Le Pen ». Voici surtout les éléments qu’il est important d’avoir en tête (je copie-colle, on m’excusera) : plutôt que de poser la problématique en disant que « si le FN ne vire pas Le Pen père, il ne peu plus être considéré comme un parti républicain et non xénophobe » (puisqu’apparemment, il l’est pour l’instant), les médias préfèrent dédouaner le Front national de toute responsabilité collective en qualifiant Jean-Marie Le Pen de « boulet », de « poids », d’« ennemi du FN » (…). En somme, le glissement qui s’opère est le suivant : on passe d’une situation où le Front national devrait logiquement agir en tant qu’organisation et virer Jean-Marie Le Pen à une situation où le FN est comme « condamné à ne rien faire » et à attendre que ça passe.
Les sondages à la con s’inscrivent dans la droite ligne de cette logique-là : dédouaner le FN en renvoyant toute la responsabilité sur un homme, Jean-Marie Le Pen, sans parler jamais de la responsabilité collective du parti. Mais la puissance toute particulière de ces sondages, c’est qu’ils apportent comme un plébiscite à la théorie médiatique et qu’ils viennent donc la valider par la force du nombre et le recours à une « opinion publique » présentée comme unanime.
- Le sondage à la con du Point
- « L’opinion publique n’existe pas »
- Le sondage à la con de l’Ifop pour Dimanche Ouest France
- Le sondage à la con de BVA pour iTélé-CQFD
- Le Monde fait un article à la con avec des sondages à la con
- Conclusion
Le sondage à la con du Point
Commençons par le sondage du Point, puisque c’est le premier qui a été publié. Mis en ligne sur le site et ouvert à la participation de toute personne qui le souhaite, ce sondage pose la question suivante : « Jean-Marie Le Pen doit-il se mettre en retrait du Front national ? ». On a là la quintessence même du sondage à la con : d’une part, la question posée ne sert à rien d’autre qu’à valider le discours médiatique (« Jean-Marie Le Pen, boulet du FN ») ; d’autre part, la valeur scientifique d’un tel sondage est nulle.
Face à une aberration aussi énorme que ce sondage du Point, j’ai du mal à savoir par où commencer, mais je vais essayer de faire les choses dans l’ordre le plus naturel, c’est à dire en prenant d’abord ce qui saute le plus aux yeux et en entrant petit à petit dans le détail.
La première chose qui frappe, c’est la question. Elle n’est pas neutre politiquement. On demande en effet aux internautes si Jean-Marie Le Pen doit « se mettre en retrait » du Front national. Par sa seule tournure, cette question impose deux idées : premièrement, les propos de Jean-Marie Le Pen n’appellent rien de plus qu’une « mise en retrait » ; deuxièmement, c’est à Jean-Marie Le Pen et lui seul de prendre une décision. En creux, plusieurs questions importantes sont donc masquées, par exemple : « Le Front national doit-il exclure Jean-Marie Le Pen ? », « Le Front national doit-il demander à Jean-Marie Le Pen de démissionner de son mandat de député européen ? », etc. Pour faire court, est une nouvelle fois masquée la responsabilité collective du parti qui, hors quelques vagues propos, n’a pas agi : Jean-Marie Le Pen est toujours président d’honneur du Front national au moment où j’écris et il n’a « aucune raison » d’en quitter les « instances dirigeantes » selon Florian Philippot.
Le second point problématique, c’est évidemment la valeur scientifique du sondage. Près de 17 000 personnes y ont participé ; on peut donc se dire : « c’est beaucoup, en tout cas beaucoup plus que les sondages faits sur moins de 1 000 personnes, comme font les instituts spécialisés ». Sauf que rien ne dit qui a voté. A l’évidence, aucune pondération par âge, profession, niveau d’études, etc. n’a été effectué ; j’ai moi-même voté, pour voir ce que ça donnait, et à aucun moment on ne m’a demandé d’informations sur moi. Par conséquent, le sondage est nécessairement biaisé parce qu’il n’a pas de valeur représentative de la population française. Il ne représente que l’opinion (ou plutôt les opinions) de ceux qui y ont participé, ce qui n’a absolument aucun sens d’un point de vue scientifique.
« L’opinion publique n’existe pas »
Mais allons plus loin. Dans une conférence qu’il a donné en 1972 à Arras et intitulée « L’opinion publique n’existe pas », Pierre Bourdieu interroge les limites intrinsèques des sondages d’opinions. Si ce n’est pas déjà fait, je ne peux que vous inviter très vivement à lire l’article tiré de cette conférence. Il est un peu long, mais vous en sortirez pour toujours armés face à ces objets étranges que sont les sondages et que les médias utilisent de plus en plus pour faire dire tout et n’importe quoi « aux Français », « à l’opinion », etc. Je m’appuierai sur cette conférence pour toute la suite de cet article.
Le premier effet de n’importe quel sondage est un effet de réification de ce qu’on appelle communément « l’opinion publique » : le sondage donne l’impression qu’il existe, sur un sujet, un avis populaire. Si l’on prend le sondage du Point qui nous occupe pour l’instant, on peu par exemple dire que les personnes sondées sont très majoritairement favorables à ce que Jean-Marie Le Pen se mette en retrait du Front national. Techniquement, c’est vrai mais dans les faits, ça n’a absolument aucun sens. Voici pourquoi.
D’abord, il y a ce que Bourdieu appelle l’imposition de problématique, c’est à dire le fait qu’une question qui a été posée semble faire consensus dans la population (pour devoir être posée) alors que ce n’est pas nécessairement le cas. Après des jours de matraquage médiatique sur « Jean-Marie Le Pen, boulet du Front national », je pense qu’on peut dire sans trop prendre de risque que les médias ont eux-mêmes créé de toute pièce la problématique en question. Pour faire simple, l’imposition de problématique peut ici se résumer à ce que je disais plus haut : d’autres questions sont largement masquées par celle-ci et le choix d’avoir posé cette question plutôt qu’une des autres qui ne l’ont pas été n’est pas neutre.
Autre problème posé par ce sondage du Point : quoi que soit mises de côté un certain nombre de questions, celle qui est effectivement posée en subsume plusieurs, par exemple : « Les propos de Jean-Marie Le Pen doivent-ils être condamnés ? », « Jean-Marie Le Pen est-il un boulet pour le Front national ? », et ainsi de suite. La question posée pose donc plusieurs questions et non pas une seule. Il y a là un effet de subsomption, c’est à dire que le particulier est ramené au niveau général ; pour le dire plus simplement mais moins exactement : dans une seule question, plusieurs sont regroupées. C’est ce qu’explique très bien Bourdieu avec un autre exemple : « Sous la question “êtes-vous favorable à Edgar Faure ?”, il y avait toutes ces questions [il vient d’en lister plusieurs] et les gens ont pris position d’un coup sur un ensemble de problèmes qu’un bon questionnaire ne pourrait poser qu’au moyen d’au moins soixante questions à propos desquelles on observerait des variations dans tous les sens ».
De cet effet de subsomption se déduit fort logiquement une autre limite du sondage : tout le monde ne répond pas à la même question lorsqu’il répond à la question posée. Par exemple, j’ai moi-même participé au sondage du Point et j’y ai répondu « non ». Ce « non », est l’effet d’un découpage de la question posée en une série d’autres questions que je me suis d’abord posées avant de répondre à celle que m’imposait Le Point. Je me suis d’abord dit que les propos de Jean-Marie Le Pen étaient hautement condamnables ; je me suis ensuite demandé si Jean-Marie Le Pen était un atout ou « un boulet » pour le Front national ; je me suis dit qu’il permettait de tenir la base la plus radicale du parti mais qu’il avait l’avantage de rappeler périodiquement à tous les « sympathisants » ou, du moins, à tous ceux qui ont déjà mis un bulletin « Front national » dans l’urne, quelle était la nature profonde de ce parti ; je me suis donc dit qu’il était plutôt un handicap pour le FN et j’ai fort logiquement répondu qu’il ne devait pas se mettre en retrait, de manière à ce que chacun puisse bien voir ce que cache le masque de Marine Le Pen.
On voit que la série de questions que je me pose m’amène à conclure que Jean-Marie Le Pen est un boulet pour son parti et que de ce fait il serait bon qu’il soit toujours sur le devant de la scène. Mais une personne qui se place du point de vue du FN et qui s’est posé la même série de questions que moi et y a répondu de la même manière à chacune d’entre elles répondra « oui » au sondage du Point. Une autre personne encore ne tirera pas les mêmes conclusions intermédiaires et ne dira pas, par exemple, que Jean-Marie Le Pen est « un boulet » pour son parti mais est au contraire un atout ; de là, cette personne répondra « oui » ou « non » à la question du Point en fonction de ses affinités ou de son rejet du Front national. Une autre personne, enfin, ne se posera aucune question intermédiaire et répondra simplement à la question posée… et d’ailleurs, l’ensemble du système médiatique, tout moutonnier qu’il est, lui a déjà proposé (ou imposé) une réponse à donner.
S’il y a subsomption de plusieurs questions en une, on voit donc qu’en toute logique, il y a aussi subsomption de plusieurs réponses à la question posée ; dit autrement, tout le monde n’a pas répondu à la même question et le sondage donne pourtant cette impression : il réifie une opinion, il donne une forme unifiée à ce qui n’est, au fond, qu’une agrégation d’atomes de réponses. C’est ce qu’explique Bourdieu de la manière suivante : « L’analyse scientifique des sondages d’opinion montre qu’il n’existe pratiquement pas de problème omnibus ; pas de question qui ne soit réinterprétée en fonction des intérêts des gens à qui elle est posée, le premier impératif étant de se demander à quelle question les différentes catégories de répondants ont cru répondre ».
Enfin, il est un dernier problème posé par n’importe quel sondage d’opinion et qui se pose ici avec force : les réponses sont toujours liées à un contexte (politique, social, médiatique, géopolitique, etc.). Que l’on imagine un instant la même question posée avant les propos de Jean-Marie Le Pen sur la « fournée » ou, mieux, avant ses propos sur « Monseigneur Ebola » : je parie que les réponses auraient été sensiblement différentes et, surtout, que le taux de réponses aurait été bien moins élevé. La question posée ici fait suite à un battage médiatique ininterrompu et à laquelle le système médiatique a déjà apporté une réponse unifiée : « Jean-Marie Le Pen est un boulet pour le Front national ». C’est en fait partant de là qu’est posée la question de sa « mise en retrait ». Le sondage du Point n’est pas hors-sol : il est inscrit dans un contexte médiatique.
Si on fait le point (hihihi) sur ce que je viens de dire, on se retrouve donc dans la situation suivante : une question est posée par un journal ; cette question en regroupe plusieurs et en oublie d’autres ; tout le monde peut répondre à la question posée ; tout le monde ne comprend pas la question de la même manière ; tout le monde ne répond pas à la même question ; tout ceci intervient dans un contexte médiatique particulier où des réponses ont déjà été suggérées à cette question.
La valeur du sondage du Point est nulle. Son seul objectif est de pouvoir disposer d’une opinion publique réifiée comme telle pour appuyer un discours médiatique prédéfini : « Jean-Marie Le Pen est un boulet pour le Front national ». Le sondage, en gros, permet simplement de mettre un énorme panneau « tout le monde le dit » sur des articles préexistants, ou encore de faire de nouveaux articles sur la base de ce sondage mais sans avoir à changer la ligne éditoriale qui a été tracée.
À ce petit jeu, c’est souvent à qui mieux-mieux. Emboîtant le pas au Point, plusieurs organes médiatiques se sont donc à leur tour lancés dans les sondages sur Jean-Marie Le Pen en passant, cette fois, par des instituts spécialisés. Dimanche Ouest France a ainsi commandé un sondage à l’Ifop et iTélé-CQFD en a commandé un à BVA dont j’ai déjà montré la pente lepéniste.
Le sondage à la con de l’Ifop pour Dimanche Ouest France
Commençons par celui de Dimanche Ouest France et commençons par le commencement : l’organisme de sondage qui a été choisi est l’Ifop. La chose est normalement désormais connue mais une piqûre de rappel ne peut jamais faire de mal : les études politiques de l’Ifop sont dirigées par Damien Philippot, frère de Florian Philippot, vice-président du Front national et défenseur ardent de la stratégie de dédiabolisation (ce qui lui attire d’ailleurs la détestation de toute la base la plus radicale du parti qui, elle, soutient Jean-Marie Le Pen). A mon sens, cela pose un gigantesque conflit d’intérêts, compte tenu de la situation politique et des questions posées. Mais bon, ça n’a pas l’air de déranger Ouest France.
Que trouve-t-on dans ce sondage ? Plusieurs choses intéressantes. D’abord, contrairement au sondage du Point, une distinction est faite entre les sympathisants du FN et les autres, ce qui fait une différence de taille. Ensuite, plusieurs questions sont posées :
- « Selon vous, le fait que Jean-Marie Le Pen soit président d’honneur du Front National et s’exprime régulièrement en tant que responsable de ce parti constitue aujourd’hui… 1) Plutôt un avantage pour le Front national, 2) Plutôt un handicap pour le Front national, 3) Ni un atout, ni un handicap pour le Front national »
- « Souhaitez-vous que Jean-Marie Le Pen quitte le Front national ? 1) Oui, 2) Non, 3) Cela vous est indifférent »
- « Si Jean-Marie Le Pen quittait le Front National, est-ce que cela pourrait vous inciter à voter pour ce parti lors des prochaines élections ? 1) Oui, tout à fait, 2) Oui, plutôt, 3) Non, plutôt pas, 4) Non, pas du tout »
Voilà la boucle du discours médiatique bouclée. Voyez un peu la dialectique de ce sondage, elle est tout simplement hallucinante :
- La première question revient à poser la suivante : « Jean-Marie Le Pen est-il un boulet pour le Front national ? ». Sans surprise, 63% des personnes interrogées répondent « oui » et disent que le président d’honneur est « plutôt un handicap ». Voilà validé le discours médiatique par la sainte onction de l’opinion-publique-unifiée-et-unanime. Le fait que la question soit posée après plusieurs jours de battage médiatique sur ce point est un biais énorme, mais ça gâche un peu le récit médiatique de le dire…
- La deuxième question est la suite logique de la première, ce qui constitue un autre biais gigantesque : « Souhaitez-vous que Jean-Marie Le Pen quitte le Front national ? ». En creux, on comprend bien que c’est « compte tenu de votre première réponse ». Fait intéressant : 58% des personnes interrogées n’en ont absolument rien à faire. Si ça n’est pas de l’imposition de problématique au sens où l’entend Bourdieu, je ne sais pas ce que c’est… Autre élément intéressant : 58% des sympathisants FN répondent que « oui, oui, il faut qu’il s’en aille Jean-Marie Le Pen ». D’un coup de baguette magique, voilà les gentils sympathisants du Front national qui sont tous d’accord pour que s’en aille le méchant raciste parce que ça fait tâche. Je fais court, mais à quelle question ont répondu les sympathisants du FN en répondant à celle-ci : « Le racisme, c’est mal, Jean-Marie Le Pen, c’est mal » ou « Jean-Marie Le Pen casse le plan de com’ de la cheffe, faudrait voir à ce qu’il dégage maintenant parce qu’on aimerait bien pas tout foirer à trois ans de la présidentielle » ?
- La troisième question, c’est la cerise rance sur le gâteau moisi. La grosse dialectique t’écrase comme un puceron. « Comme Jean-Marie Le Pen est un méchant qui handicape le Front national, comme tout le monde est à peu près d’accord pour dire que ça serait mieux qu’il se casse, est-ce que, mettons, s’il s’en allait, toi qui n’a pas voté pour le FN à la présidentielle et aux européennes, tu serais prêt à voter le prochain coup pour le gentil Front national et la gentille Marine Le Pen ? ». Ben voyons.
Les médias peuvent se défendre comme ils veulent, ils peuvent répéter en boucle que ce n’est pas de leur faute si le FN progresse, mais je crois qu’à un moment, il faut qu’ils sachent regarder les faits. À un moment, il faut qu’ils prennent la mesure de ce qu’ils sont en train de faire. Un sondage comme celui que je présente suit objectivement la dialectique lepéniste de la « dédiabolisation ». C’est se voiler la face que de dire le contraire, c’est faire un sophisme que de dire qu’on essaie de « casser le thermomètre » comme dirait Christophe Barbier.
Le sondage à la con de BVA pour iTélé-CQFD
Autre sondage : celui de BVA pour iTélé-CQFD. Là encore, on est dans de la validation d’un discours médiatique par une opinion publique réifiée par un sondage. Deux questions sont posées :
- Qui de Jean-Marie Le Pen ou de Marine Le Pen est ou a été le/la meilleur(e) président(e) du Front national ?
- Aujourd’hui, pensez-vous que Jean-Marie Le Pen est plutôt un atout ou plutôt un handicap pour le Front national ?
Marine Le Pen a obtenu 17,90% des suffrages à la présidentielle. Cette année, le FN est arrivé en première position de l’élection européenne au niveau national. Par conséquent, en juin 2014, qu’attend-on sinon un plébiscite pro-Marine Le Pen lorsque, dans une enquête d’opinion, on pose la question « Qui de Jean-Marie Le Pen ou de Marine Le Pen est ou a été le/la meilleur(e) président(e) du Front national ? » ? Evidemment, ça ne rate pas : 72% répondent « Marine Le Pen », 9% « Jean-Marie Le Pen » et 19% ne se prononcent pas.
Fait intéressant pour la deuxième question : pour 83% des sondés, Jean-Marie Le Pen est « plutôt un handicap » pour le Front national ; il est « plutôt un atout » pour 8% d’entre eux ; 9% ne se prononcent pas. Pourquoi est-ce un fait intéressant ? Parce qu’il y a une très grosse différence avec le sondage de l’Ifop alors que les questions posées sont à peu près similaires… à un détail près : l’Ifop introduit la question de la place de Jean-Marie Le Pen au poste de président d’honneur du FN. Bilan : 30% de non-réponse pour l’Ifop contre 9% pour BVA ; 63% qui disent que c’est un « handicap » chez l’Ifop contre 83% chez BVA. Un écart de 20% dans les deux cas ! Si besoin était de montrer qu’une variation sensible dans une question a un effet considérable sur les résultats, c’est fait, même avec deux échantillons différents. A moins que cela ne soit dû au fait qu’il y a un jour de décalage entre les deux, celui de BVA arrivant après une journée supplémentaire de battage médiatique ? On fait un petit coucou à Bourdieu en passant.
Là encore, donc, on a un récit qui s’inscrit dans la dialectique de la dédiabolisation : Marine Le Pen est une meilleure présidente parce qu’elle est vraiment gentille ; Jean-Marie Le Pen est un handicap parce qu’il est vraiment méchant. Le ronron médiatique peut continuer avec la bénédiction de l’opinion populaire.
Le Monde fait un article à la con avec des sondages à la con
Et du coup, qui c’est qu’on retrouve aux premières loges pour ronronner et faire des mamours à Marine Le Pen ? Je vous le donne en mille : Le Monde. Je prend cet exemple-ci parce qu’il a l’immense avantage de parler des deux sondages. On va voir combien la lecture qui en est faite suit la pente que j’ai décrite juste avant.
D’abord, le titre : « Une majorité de Français juge Jean-Marie Le Pen comme un “handicap” pour le FN ». Voilà l’opinion publique réifiée par ce magnifique « Une majorité de Français ». Tout le monde est d’accord pour dire que ce qu’on a répété en boucle les jours précédents est vrai. Comme quoi, on fait du bon journalisme d’investigation, non ? Et que ça doit s’auto-congratuler de la pertinence des analyses dans les salles de rédaction…
L’article énumère les résultats des deux sondages en les ordonnant. Voici grosso modo le plan suivi :
- Jean-Marie Le Pen a fait un « dérapage verbal » (coucou l’euphémisme) et les Français sont d’accord pour dire que Jean-Marie Le Pen handicape le Front national
- Un premier sondage dit que tout le monde pense que Jean-Marie Le Pen est un handicap pour le Front national
- Ce sondage dit d’ailleurs que les sympathisants FN pensent que Jean-Marie Le Pen est vraiment un handicap pour le Front national
- Un deuxième sondage dit que la présence de Jean-Marie Le Pen au poste de président d’honneur est un handicap pour le Front national
- Dans ce même sondage, on se rend compte que les sympathisants FN aussi pensent que Jean-Marie Le Pen est un handicap pour leur parti
- « Dans ce contexte » (et là, j’insiste, c’est ce qui est écrit par le ou la journaliste : la dialectique lepéniste du sondage de l’Ifop est donc dévoilée mais pas interrogée), les sympathisants FN aimeraient vraiment que Jean-Marie Le Pen quitte le parti. Les autres sont plutôt d’accord avec eux, mais globalement ça ne les intéresse pas.
- Du coup, si jamais Jean-Marie Le Pen se cassait, figurez-vous que 14% des gens pourraient aller voter Front national
- Ben d’ailleurs, puisqu’on parle de ça, c’est clair que l’arrivée de Marine Le Pen a changé le parti : tout le monde est d’accord pour dire qu’elle est vraiment une meilleure présidente que son père.
À aucun moment ne sont questionnées les questions. Le travail le plus élémentaire du journaliste, qui est normalement (du moins, c’est la conception que j’en ai) d’analyser des données, n’est pas effectué. On a là un compte rendu brut de deux sondages, compte-rendu organisé suivant la logique interne de ces sondages, c’est à dire suivant dialectique clairement lepéniste comme je l’ai montré plus haut.
Je le répète à nouveau : je ne crois pas que celles et ceux qui écrivent ce genre d’article soient des lepénistes. Je suis même intimement convaincu qu’ils n’en sont pas, à quelques rares exceptions près. Mais ce que ces gens font est dangereux parce que cela prépare un terreau favorable au Front national. Quand des médias qui sont encore perçus comme « objectifs » par l’immense majorité de la population disent tous la même chose, les gens le croient de bonne foi. On a pu voir ce que cela a donné récemment sur l’Ukraine, en dépit de tous les éléments qui venaient contredire le discours politico-médiatique officiel.
Conclusion
Cet article achève une longue série sur le traitement médiatique des propos de Jean-Marie Le Pen. Comme vous avez pu le constater si vous avez tout lu, je n’ai pas réussi à faire court comme je l’espérais au moment où j’ai commencé la rédaction. Je prie celles et ceux qui ont lu jusqu’ici de bien vouloir m’en excuser mais également de bien vouloir avoir à l’esprit qu’une analyse rigoureuse exige une certaine longueur à laquelle le temps court des médias, qui est d’abord le temps court du capitalisme[1], nous a déshabitué. Prendre le temps de lire ce genre d’analyse, en soi, c’est un petit bout de reconquête du temps long et donc un petit bout de résistance à l’ordre capitaliste.
On a vu d’abord que la première réaction médiatique a été d’euphémiser le propos de Jean-Marie le Pen et de parler de « dérapage » plutôt que de racisme. On a vu ensuite que le jeu médiatique a consisté à détourner l’attention du fond du propos de Jean-Marie Le Pen avec une série d’histoires : « Est-il un boulet pour son parti ? », « Est-ce une affaire de famille ? », « Que va devenir le blog vidéo ? », etc. J’ai enfin essayé de montrer, ici, que lorsqu’il veut appuyer efficacement un récit, le système médiatique fini par en recourir aux sondages d’opinion pour essayer de « valider par le peuple » le discours qui a été construit auparavant. De cette validation peuvent ensuite découler d’autres articles, qui font continuer le ronron médiatique, comme le montre par exemple cet article du Direct Matin du 16 juin, qui s’appuie sur un nouveau sondage concernant les personnalités politiques et mettant en avant Jean-Marie Le Pen.
J’ai pris ici un parti clair : m’arrêter sur un événement médiatique et un seul pour en dérouler le fil. Après avoir écrit l’équivalent d’un petit livre, peut-être est-il temps pour moi de rappeler que tout ceci est parti d’un mot. Le mot « fournée », c’est à dire l’« ensemble de produits ou d’objets soumis à la cuisson du four » selon la définition qu’en donne le CNRTL. Il n’y a pas d’ambiguïté possible sur ce qu’a voulu dire Jean-Marie Le Pen en utilisant ce mot. Son « Oh bah oui ça m’étonne pas » à propos de Patrick Bruel et son rire au moment où il parle de « fournée » ne laissent aucun doute. Faire comme si de rien n’était, ce n’est pas digne des médias d’un pays qui a vécu l’occupation nazie et dont l’organisation étatique a collaboré avec l’occupant. On ne peut pas, on ne doit pas passer à autre chose et continuer à inviter Jean-Marie Le Pen dans les médias comme l’ont fait par exemple Orange et Le Figaro. Et puisque le FN considère par la voix de Florian Philippot que Jean-Marie Le Pen n’a « aucune raison » de quitter les « instances dirigeantes » du parti, on ferait bien aussi d’arrêter d’inviter les responsables de ce parti raciste sur les plateaux de télévision et de radio et de leur donner des tribunes kilométriques dans les médias papier et en ligne.
Les indignations de façade ont assez duré.
[1] Sur ce point, voir ce très beau discours de Jean-Luc Mélenchon sur le coût du capital et la domination culturelle du capitalisme.
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