Le vendredi 28 novembre aux alentours de 16h00, quatre heures après avoir assisté à l’hommage national aux Invalides, Jean-Luc Mélenchon publie un tweet : « Attention particulière de la présidence : me placer à côté de Le Pen aux Invalides. Misérable. ». Immédiatement, ce tweet est partagé, analysé, commenté par toute la presse politique (et même non politique puisque on a pu voir des articles jusque dans Closer). Globalement, une même lecture des évènements : « un jour d’hommage national, quand même, c’est honteux de faire un tweet pareil ». Mais l’est-ce vraiment ? Et si cela ne l’est pas, que nous apprend ce tweet de notre société ?
Attention particulière de la présidence : me placer à côté de Le Pen aux Invalides. Misérable.
— Jean-Luc Mélenchon (@JLMelenchon) 27 Novembre 2015
Mélenchon et Le Pen côte à côte : une fourberie de François Hollande
En ce jour d’hommage national aux victimes, de nombreux élus de la République étaient rassemblés dans la cour des Invalides. Comme dans toute cérémonie officielle, le placement des personnalités invitées n’obéit pas au hasard mais à un protocole précis défini par un décret de 1989. Interrogée par Le Figaro sur la question du placement, soulevée par Jean-Luc Mélenchon, la présidence de la République botte en touche et déclare : « Il s’agit d’un placement protocolaire prévu par décret. Ils étaient côte à côte car tous sont députés européens. »
Sauf que si ce placement protocolaire peut expliquer pourquoi des députés européens étaient au même endroit, il n’explique pas pourquoi Jean-Luc Mélenchon s’est retrouvé à côté non seulement de Marine Le Pen, mais encore de Nicolas Bay et Florian Philippot, c’est-à-dire de trois des principaux cadres du Front national. Certains journalistes ont supposé qu’il pouvait s’agir d’un classement alphabétique :
Évidemment, cela ne tient pas debout pour qui connaît son alphabet par cœur puisque Jean-Luc Mélenchon était placé à côté de Nicolas Bay, lui-même placé à côté de Marine Le Pen, elle-même placée à côté de Florian Philippot.
Le plus évident, étant donné qu’il y avait là une brochette d’eurodéputés FN, est que le placement des députés européens ait été fait par groupe politique. Cela explique assez facilement pourquoi Bay, Le Pen et Philippot étaient côte à côte. Mais conséquemment, cela explique encore moins pourquoi Jean-Luc Mélenchon s’est retrouvé à proximité de ces trois-là.
Plus étrange encore : contrairement à l’ordre protocolaire indiqué par l’Élysée (les sénateurs doivent être placé devant les députés européens), il y a au moins deux sénateurs derrière la rangée où se trouvaient Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen : Esther Benbassa et Yves Pozzo di Borgo. Cela laisse donc penser que le fameux « ordre protocolaire » sur lequel s’appuie l’Élysée a été largement bafoué dans le placement réel pour mettre volontairement quatre députés européens ensemble, et pas n’importe lesquels comme on l’a vu. D’ailleurs, Yves Pozzo du Borgo dénonce dans un tweet un « mauvais procès » fait à Jean-Luc Mélenchon et précise que ce dernier a été placé sur un siège réservé en théorie à un sénateur, ce que n’est plus Mélenchon depuis 2009.
Quelques éléments pour rassembler ce qu’on sait à l’issue d’une enquête d’une petite heure que n’importe quel journaliste un peu sérieux aurait pu faire puisque j’y suis moi-même parvenu : 1) Jean-Luc Mélenchon était placé à côté d’une brochette d’eurodéputés FN et accuse l’Élysée d’avoir fait cela sciemment. 2) L’Élysée s’appuie sur le protocole pour se défendre de toute intentionnalité dans ce placement. 3) À l’évidence, le protocole n’a pas été respecté puisque des députés européens sont situés devant des sénateurs, ce qui fait que l’excuse de l’Élysée ne tient pas. 4) Le placement dans les cérémonies officielles n’obéissant pas au hasard, c’est donc que quelqu’un a pris la décision de placer sciemment Jean-Luc Mélenchon à côté d’eurodéputés FN hors de toute règle protocolaire.
L’un des reproches principaux faits à Jean-Luc Mélenchon après la publication de ce tweet a été qu’il rompait la concorde de cet hommage national. En bref : qu’il faisait de la politique politicienne un jour où il n’aurait pas fallu en faire. Sauf qu’à l’issue de notre enquête, force est de constater que si quelqu’un a fait de la politique politicienne un jour où il ne fallait pas en faire ce n’est pas Jean-Luc Mélenchon mais bien celui qui a sciemment voulu que Mélenchon et Le Pen se retrouve côte à côte : François Hollande.
Pourquoi ? Peut-être simplement par fourberie ou mesquinerie, ce qui est tout à fait possible quand on connaît le caractère profond de François Hollande. Mais le plus probable est que le président de la République souhaitait qu’il existât des photographies où l’on voyait côte à côte ceux qu’il appelle « les extrêmes » et dont il aime à dire qu’ils « se rejoignent » ou « se touchent ». Une photographie de Mélenchon et Le Pen côte à côte, qui ne se dévorent pas l’un l’autre, c’est comme une preuve matérielle de l’idée qu’ils pourraient s’entendre politiquement. Les photographes et les journalistes ne s’y sont pas trompés en soulignant la proximité de Le Pen et Mélenchon bien avant le tweet de ce dernier.
De fait, le tweet de Jean-Luc Mélenchon est donc à la fois un message adressé à la présidence (pour faire court : « je ne suis pas dupe ») mais aussi aux gens : « non, l’extrême droite et la gauche radicale n’ont rien à voir ; oui, je refuse d’être assimilé aux fascistes ». Pour qui se souvient du dessin immonde de Plantu, représentant Mélenchon et Le Pen en Hitler et prononçant un même discours, on sait combien ce genre de précision peut être utile.
La déliquescence du système médiatique
Mais le plus écoeurant dans tout cela n’est même pas la fourberie politique de François Hollande. La réaction du système médiatique dans cette affaire en dit long sur bien des choses et notamment sur les présupposés politiques qui animent ce système.
L’élément le plus immédiatement surprenant, c’est l’incroyable célérité des médias et le nombre d’entre eux à réagir à ce tweet. Jean-Luc Mélenchon tweete tous les jours. Il l’a fait récemment pour dénoncer les farces du budget européen qui menace de s’effondrer sous le poids des impayés ; il l’a fait à l’occasion d’une intervention au Parlement européen (voir la vidéo ci-dessous) où il parlait des moyens de combattre le terrorisme et expliquait que sa cause était dans la guerre et dans l’argent ; il l’a fait encore pour parler du drapeau tricolore et de la Marseillaise. De tout cela, le monde médiatique n’a rien retenu, rien fait, rien écrit. Il s’agit pourtant de sujets de fond, qui pourraient intéresser les Français. Mais les sujets de fond n’intéressent pas les journalistes.
« La cause du terrorisme est dans la guerre et l'argent »
Intervention de Jean-Luc Mélenchon au Parlement européen le 25 novembre 2015 : « Merci aux collègues et aux institutions qui se sont joints à nous, Français, dans l’épreuve.La France, mes chers collègues, a toujours vaincu ses agresseurs et elle le fera une fois de plus à cette occasion. Sans se perdre dans les fantasmes sécuritaires et, je l’espère, sans perdre de vue les principes qui animent le meilleur de son Histoire républicaine.Dans le moment que nous vivons, la vertu principale, me semble-t-il, est le discernement.Nous gagnerions, ici comme ailleurs, à ne pas parler de « guerre de civilisations » car ce que nous vivons n’est pas une guerre de civilisations pour la raison que Daech n’est pas une civilisation mais un totalitarisme. Ce n’est pas une guerre de civilisations car ce ne sont pas des guerriers que nous affrontons mais de lâches assassins qui agressent des gens sans défense et par surprise.Discernement : l’islam n’est pas plus impliqué dans cette affaire que n’importe quelle autre croyance.Une fois de plus, le fondamentalisme religieux est le masque d’une guerre pour l’argent et par l’argent.Il faut aussi renoncer à stigmatiser la pauvreté comme source du crime. Le crime n’a pas d’origine sociale ! Le crime a une origine idéologique et humaine. Il part de tous les milieux. Il serait bon que l’on n’aille pas montrer du doigt de façon si grossière tel ou tel quartier quand les enfants des riches comme ceux des pauvres peuvent être emportés par la folie de la mort.Et s’il faut faire un point ici, souvenons-nous de la responsabilité qui a été prise par tous ceux qui ont voulu l’affaiblissement des États dans leurs missions régaliennes. Dans mon pays, il y a 12 000 policiers de moins, 20% de moins dans les effectifs des armées. Et tout cela est une des causes qui a contribué au manque de moyens pour parer les coups que nous allions prendre. Il faut en finir avec ces politiques d’affaiblissement des services publics.Comme il faut en finir, on l’a dit, avec ces cécités et amnésies bienveillantes à l’égard de tels ou tels pays qui ne font que pratiquer en grand et avec les institutions de l’État ce que font des groupes comme Daech et autres, la cause du terrorisme est dans les guerres entre les puissances pour contrôler une zone du monde où se contrôle et où se produit une richesse immense.C’est donc en faisant cesser la guerre que l’on fera cesser le terrorisme. Ce n’est pas en fichant toute la population de l’Europe que l’on apprendra quoi que ce soit de plus que ce que l’on sait déjà sur les risques qu’elle contient.La cause du terrorisme est dans la guerre ; c’est la guerre qu’il faut faire cesser. La cause du terrorisme est dans l’argent ; c’est ses circulations qu’il faut faire cesser.Je me prononce pour une coalition universelle car c’est l’humanité universelle qui est mise en cause. Une coalition universelle sous l’autorité et l’égide du seul organisme qui ait une compétence universelle : l’ONU.Dans ce moment, mettons en partage la devise des Lumières appropriée par ma patrie et proposée à l’humanité toute entière : “Liberté, Égalité, Fraternité”. Pas : “PNR pour tout le monde”. »
Posté par Jean-Luc Mélenchon sur mercredi 25 novembre 2015
À l’inverse, autour du tweet accusant François Hollande de ce mauvais placement, en quelques heures, des dizaines de journalistes réagissent sur Twitter et écrivent des articles. Mélenchon qui se plaint d’être à côté de Le Pen et qui accuse Hollande, ça, c’est un sujet qui intéresse les journalistes parce que pour eux, c’est un problème de personnes, c’est un sujet politicien et ça fait vendre du papier.
Mais ce n’est pas le pire. L’essentiel des réactions journalistiques se sont faites sur le mode « Mélenchon se plaint », « Mélenchon mécontent », « Mélenchon furieux ». C’est à dire que, pour la médiacratie, le problème posé par Jean-Luc Mélenchon était simplement un problème d’inconfort, du niveau de « je n’aime pas trop mon voisin de classe ». Or, le problème posé est politique et il l’est doublement. Premièrement : oui ou non Hollande a-t-il volontairement placé Mélenchon à côté du FN et, si oui, dans quel but ? Deuxièmement : le FN est-il un parti « comme les autres » (pour reprendre une formule médiatique souvent posée sous forme de sondages) ? À la première question, j’ai donné un élément de réponse plus haut ; sur la seconde, je voudrais maintenant venir plus en détail.
Le Front national n’est pas et ne sera jamais un parti comme les autres. Pour la raison qu’il est antirépublicain dès lors que l’on considère que la République n’est pas seulement un système d’organisation des institutions mais un programme politique avec un contenu précis qui peut se résumer, dans les grandes lignes, par notre devise : « Liberté, Égalité, Fraternité ». Je conteste l’idée selon laquelle le Front national est un parti qui s’inscrit dans cette devise. Il n’est pas pour la Liberté puisqu’il veut par exemple limiter le droit des femmes à disposer de leur corps en compliquant la possibilité d’avorter, considérant qu’il existe des « IVG de confort ». Il n’est pas plus pour l’Égalité, puisqu’il veut établir des différences, autre que relatives aux droits démocratiques de décision des orientations de notre pays, entre ceux qui sont Français et ceux qui ne le sont pas. Le FN n’est pas plus pour la Fraternité, et c’est là le point central du moment, puisqu’il cherche à diviser le peuple français entre Français de religion musulmane et entre Français athées ou d’une autre religion – et encore la division va-t-elle jusqu’à préférer les Français catholiques aux autres, comme le montre l’insistance du FN autour des crèches dans les mairies. Par conséquent, et en particulier à cause de ce dernier point, le Front national obéit à une logique similaire à celle recherchée par les terroristes : créer la division dans le peuple français pour obtenir de cette division qu’elle se mue en guerre civile et, pour suivre la logique chère aux disciples de Huntington, en guerre « civilisationnelle » entre chrétiens et musulmans. Je considère à l’inverse que la République a un contenu politique qui interdit cette logique en prônant en particulier l’Égalité et la Fraternité. Et c’est parce que je considère les choses comme cela que je classe le Front national hors du champ républicain et, pour être tout à fait exact, comme l’un des principaux ennemis de la République française.
Or, la réaction massive des journalistes sur le mode « l’indignation de Mélenchon n’a pas vraiment lieu d’être » montre combien l’idée que le FN est un parti « républicain » et « comme les autres » est désormais hégémonique dans le monde médiatique. Le tweet de Mélenchon, qui suscite un quasi-tollé médiatique sur le mode « il a rompu l’unité nationale », montre que pour les journalistes, cette unité doit se faire jusqu’au FN et qu’il est récusé le droit à quiconque d’affirmer qu’elle peut s’arrêter aux frontières antirépublicaines qu’il trace autour de lui. En somme, le Front national est tellement un parti « comme les autres » pour le monde médiatique que c’est celui qui refuse une proximité et physique et politique avec lui qui se fait accuser de rompre l’unité.
Enfin, et c’est peut-être le moindre des problèmes. On a pu voir à nouveau à l’œuvre l’inimitable paresse du monde médiatique, qui se contente de répéter ce qu’ont dit les autres et, au mieux, de quelques rapides recherches pour se faire une opinion. « L’Élysée dit que » apparaît donc comme un argument suffisant pour considérer que Mélenchon a tort, aux yeux de la quasi-totalité des journalistes. Il ne vient à l’idée d’aucun de vérifier que le protocole annoncé par l’Élysée a bien été respecté ou même de se dire que l’argument « les députés européens sont ensemble » n’est pas suffisant pour expliquer pourquoi Mélenchon se retrouve à côté du FN alors qu’il y a pas moins de soixante-quatorze eurodéputés français au Parlement européen. Tout cela, évidemment, exigeait de faire un peu plus que de passer cinq minutes sur Twitter ou de rester suspendu à un fil AFP, qui débite de temps à autres des âneries aussi énormes que « Martin Bouygues est décédé ».
Conclusion
De tout ceci, que retenir si l’on ne se contente pas de rester à l’écume des choses ? D’abord que la fourberie politique de François Hollande est sans limite puisqu’il n’hésite pas à utiliser un hommage national pour mettre en place des petites combines politiciennes de bas-étage. Ensuite, que le monde médiatique n’assume plus son rôle d’information et se contente au mieux de considérer la politique comme une téléréalité, au pire de relayer sans aucune vérification la parole présidentielle, tout en considérant un parti antirépublicain comme « normal ». Que ceux qui nous débitent à longueur de journée des âneries sur « la-seule-politique-possible » et sur « les-attentats-profitent-ils-à-Marine-Le-Pen-? » soient nos ennemis, on le savait déjà ; qu’ils en soit parvenus à un point de détestation tel qu’ils se taisent sur tout ce que dit Mélenchon sur des sujets de fond mais qu’ils parlent comme des moulins dès qu’ils trouvent quelque chose qui leur semble politicien est extrêmement inquiétant. Cela n’augure rien de bon quant à la suite des évènements politiques que s’apprête à connaître notre pays.
Arrive le moment que nous prévoyions depuis longtemps déjà et que Jean-Luc Mélenchon a toujours résumé par ces mots : « À la fin, ça se terminera entre eux et nous ». « Eux » étant le FN. Tout un pan de l’oligarchie a basculé dans l’idée que le Front national est un parti comme les autres ; de son côté, le FN envoie de plus en plus de gages à la droite patronale, notamment en revoyant sa position sur les sujets européens, en particulier monétaires. À la tête de l’État, François Hollande n’hésite plus à reprendre des mesures directement issues du Front national comme la déchéance de nationalité pour les terroristes binationaux, une mesure inefficace et même contreproductive pour lutter contre le terrorisme mais dont la portée symbolique permet de ratisser large dans un pays où il devient difficile de distinguer la droite de l’extrême droite. Voici le pays dans lequel nous sommes. Celui qui a vu, en huit ans, s’accentuer la fusion des droites sous la présidence de Nicolas Sarkozy et se faire le basculement du PS dans une logique néolibérale et sécuritaire pire que celle de Sarkozy sous la présidence de Hollande. Le tout avec l’accompagnement orchestral du monde médiatique, sonnant trompettes, clairons et trombones pour se réjouir du fait que tout le monde était d’accord désormais pour dire qu’il n’y avait qu’une seule politique possible, qu’on n’avait donc plus à se préoccuper d’économie, et qu’on allait pouvoir faire croire à tout le monde que la politique était une course de chevaux dont le résultat se mesurait en pourcentage et où l’on choisissait des gens plutôt que des programmes, des coupes de cheveux et des costumes plutôt que des mesures concrètes.
Le tweet de Jean-Luc Mélenchon agit donc comme un révélateur du marais intellectuel, politique et philosophique dans lequel on essaie de faire baigner notre société. « Tout se vaut », voilà la grande idée que l’on essaie de faire rentrer dans nos têtes. Hollande et Sarkozy, ça se vaut, Hollande et Mélenchon, ça se vaut, Le Pen et Sarkozy, ça se vaut, Mélenchon et Le Pen, ça se vaut. Alors quand il y en a un qui élève la voix, et qui se trouve être toujours le même, pour dire « non, ça ne se vaut pas », le lynchage intervient : méthodique, implacable, massif. Toute tête qui dépasse doit être symboliquement coupée. Car elle est une empêcheuse de commercer en rond, qu’on vende de la lessive, du papier, des voitures ou de la communication politique. Mais Mélenchon ne fait pas de la communication politique : il fait de la politique. Et, dans le fond, c’est cela qui dérange. De l’Élysée aux salles de rédaction.