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« Le Monde » fait (encore) le jeu du FN

Deux jours après avoir dédiabolisé des néonazis et affirmé que Jeremy Corbyn, Bernie Sanders, Pablo Iglesias et Jean-Luc Mélenchon étaient voués à l’échec, le journal Le Monde utilise la moitié de sa « une » pour parler du Front national. Gros titre : « Ces intellectuels que revendique le FN ». En dessous, grande photo de Michel Onfray avec ce titre : « Marine, si tu m’entends… ». La juxtaposition de ces deux éléments est pour le moins équivoque. Je ne reviens pas sur ce que j’ai déjà dit ailleurs sur la diffusion visuelle d’une idée du fait du caractère autonome des « unes » de journaux, mais il est clair que mettre côte à côte ces deux éléments participe au renforcement de l’idée que des intellectuels soutiennent le FN. Je vais essayer d’analyser ici un par un les éléments de cette édition du Monde qui participent une fois encore à faire le jeu du FN.

À la une : le FN et les intellectuels

S’il est une chose dont souffre le FN dans sa course effrénée à la respectabilité, c’est le soutien ouvert d’intellectuels. De fait, si les digues du système médiatique ont complètement explosé sur ce point et ouvrent régulièrement leurs plateaux et leurs colonnes aux lepénistes, il existe encore une résistance chez les intellectuels qui n’oublient pas l’Histoire et le temps long.

Pourtant, Le Monde veut de gré ou de force que des intellectuels soient proches du FN. Notez l’ambiguïté du titre : « Ces intellectuels que revendique le FN ». La logique d’adhésion d’intellectuels n’existe donc pas ; il s’agit simplement de reproduire en une du Monde le discours du FN sur des intellectuels qu’il juge proche de lui et « revendique » comme tels.

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La « une » du Monde du 20 septembre 2015

Les petits encadrés vont également dans le sens d’une reproduction pure et simple du discours du FN. « Le Front national se réjouit “d’être à l’origine” des thèses dont se rapprochent désormais des figures a priori éloignées de ses positions politiques », nous dit le premier encadré. Sans nous apporter aucune information, Le Monde valide donc littéralement le discours du FN sur ce point.

Autre encadré : « Jacques Sapir, directeur d’études à l’EHESS et proche du Front de Gauche appelle dans “Le Figaro” à un “front de libération nationale” contre l’euro ». Qui pense que Sapir est « proche du Front de Gauche » ne lit ni ses tweets, ni ses notes de blog, qui prennent souvent à partie Jean-Luc Mélenchon. Mais l’idée est là de renforcer le ralliement d’intellectuels au FN. Dans le cas précis, Jacques Sapir est peut-être le seul qui correspond effectivement à ce mouvement ; mais ce mouvement a provoqué une réaction immédiate d’autres intellectuels, dont ne parle évidemment pas Le Monde. Il faut lire, d’ailleurs, celle de Frédéric Lordon ; elle brille comme un phare dans la nuit.

Côtes à côtes ensuite, deux encadrés qui se répondent. Le premier dresse une liste d’intellectuels qui « se défendent d’être des “alliés objectifs” du FN » ; le second cite Florian Philippot, n°2 du FN : « Ces intellectuels “nous aident, peut-être malgré eux, à développer nos arguments ». Comprenez : « quoi que vous fassiez, vous aidez le FN et d’ailleurs c’est le FN qui le dit donc c’est bien la preuve ». Le Monde répète donc purement et simplement à sa « une » le discours du FN mais, bien sûr, « ce sont des faits », comme ils disent, et tout ça est « neutre et objectif », n’est-ce pas ?

À la une : prénom et tutoiement

Le titre choisi pour légender la photo de Michel Onfray est l’un des cas de lepénisme médiatique les plus limites que j’aie vu jusqu’à présent. Le Pen est tutoyée et appelée par son prénom : « Marine, si tu m’entends… ». On pourrait pousser l’analyse jusqu’à comparer cette courte phrase avec le début de certaines prières religieuses, mais cela relève plus de l’inconscient collectif et je ne veux analyser ici que les éléments dont je suis sûr qu’ils sont conscients et voulus.

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La « une » du Monde du 20 septembre 2015

Commençons par le prénom. Ce n’est pas la première fois qu’un journal appelle Le Pen « Marine », et je vous recommande d’ailleurs sur ce point le billet de l’OPIAM : « Ces journalistes qui appellent Le Pen par son petit nom ». Mais c’est à ma connaissance la première fois que cela arrive en « une » du Monde. Il faudrait chercher quelle autre personnalité politique a bénéficié d’une telle complaisance. Pas « Jean-Luc », en tout cas, c’est une certitude. Le problème est que cet appel par le prénom relève d’une stratégie politique du FN pour créer de la proximité entre Le Pen et ses sympathisants : regardez bien comme, dans les vidéos où parlent des militants du FN, tout le monde l’appelle « Marine ». C’est la même stratégie à laquelle se livre, d’ailleurs, Sarkozy (souvenez-vous des meetings où les militants criaient « Nicolas, Nicolas ! »). Le Monde reproduit donc à sa « une » un élément de communication du FN.

Mais en plus d’appeler Le Pen par son prénom, Le Monde la tutoie et lui lance un appel. Nul besoin de m’étendre sur le tutoiement et son utilisation ; chacun sait qui il tutoie et qui il vouvoie dans la vie quotidienne. Précisons simplement qu’il s’adresse en général à des proches, à des gens pour qui on a de l’affection. J’ajoute que, dans la littérature classique, le passage du vouvoiement au tutoiement signifie le passage aux sentiments amoureux (relisez quelques classiques avec cette information en tête et sentez l’émotion qui se dégage alors d’un simple « tu »). Le tutoiement vient ici renforcer la logique de proximité avec Marine Le Pen.

À la une : l’effet de juxtaposition

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La « une » du Monde du 20 septembre 2015

L’analyse de cette « une » ne serait pas complète si on ne s’arrêtait pas un instant sur l’effet induit par la juxtaposition des éléments que je viens d’évoquer et dont je parlais en introduction. Dans une « une », chaque élément a une existence autonome mais il prend aussi un sens en fonction de ce qui l’accompagne. Ici, il est déplorable de voir l’effet produit par l’articulation des éléments les plus visibles de cette « une » (c’est à dire ce que ressent le passant en la voyant, celui qui voit sans regarder, celui qui effleure seulement le journal de ses yeux).

Le titre principal, « Ces intellectuels que revendique le FN » entre d’abord en résonance avec la photographie de Michel Onfray. On a l’impression, d’emblée, que Michel Onfray fait partie de « ces intellectuels que revendique le FN ». Et c’est là qu’intervient le titre de la photographie : « Marine, si tu m’entends… ». D’une « revendication » unilatérale du FN, on passe à une réponse de « l’intellectuel », réponse qui se fait sur le mode de la connivence, du « Marine » et du tutoiement. D’une relation à sens unique, on passe à un dialogue. L’impression qui en ressort est terrible pour Onfray, mais elle est surtout terrible pour le cerveau humain, qui ne peut s’empêcher de penser, au premier regard, que des intellectuels (si on range bien Onfray dans cette catégorie) soutiennent bien le FN. Il est difficile de penser que ceux qui, au Monde, construisent les « unes », n’ont pas pensé aux effets que celle-ci induit.

À l’intérieur : une page de propagande

La une n’est pas le seul élément qui participe d’un lepénisme médiatique dans cette édition du Monde. En effet, en page 10, on trouve un article qui s’étend sur les trois quarts de l’espace. Le titre : « Ces intellectuels dont s’entiche le FN ». Le sous-titre : « Le parti de Marine Le Pen voit en certains penseurs des alliés objectifs. Réalité ou tentative de récupération ? ». En exergue, un mot (de Marion Maréchal-Le Pen) qui répond à la question posée : « Les intellectuels qui participent de nos idées sont plus utiles en dehors du parti ».

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Pour combattre le FN sur le fond, lisez Les cinq mensonges du Front national, de Laurent Maffeïs.

En quelques éléments visuels, le décor est posé : que ces intellectuels le veulent ou non, quoi qu’ils fassent, ils profitent au FN. D’ailleurs c’est le FN qui le dit, donc c’est bien la preuve, n’est-ce pas ? Cela me fait penser à la formule qu’a Jean-Luc Mélenchon quand on lui demande si ce qu’il fait « ne va pas faire monter le FN » (une question récurrente, en dépit du fait qu’il est le seul à combattre le FN sur le fond et à ne pas s’en tenir à une dénonciation de principe !) ; il dit en substance : « quand il fait beau, vous dites que ça fait monter le FN ; quand il pleut, vous dites que ça fait monter le FN ». C’est ce mécanisme qu’on observe ici avec Le Monde. Souvenez-vous que la question posée est : « Réalité ou tentative de récupération ». Et maintenant, étudiez la réponse : dans un cas comme dans l’autre, ça fait monter le FN.

De fait, sur quoi s’appuie l’article ? Sur Jacques Sapir et sa proposition inepte de « front de libération national » (c’est à dire, pour faire court, d’union du Front de Gauche et du Front national contre l’euro), parfaitement démontée par Frédéric Lordon. Et sur une déclaration d’Onfray, qui n’a pas lu Lordon, et qui déclare : « Sapir ne brouille pas les choses, il les éclaircit » et « L’idée est bonne de fédérer les souverainistes des deux bords. Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon partagent nombre de positions ».

De cela, Le Monde déduit : « Les temps changent. Jusqu’ici, depuis sa fondation, en 1972, le FN ne faisait pas recette chez les intellectuels, mais plutôt contre lui. Les dirigeants frontistes, tout à leur stratégie de dédiabolisation, ne peuvent que se réjouir d’entendre aujourd’hui des personnalités adoubées par le “système” leur ouvrir la porte de la respectabilité ». De ce qu’ont dit Sapir et Onfray, on passe à « les intellectuels » et à « des personnalités ». D’une personne et demie (puisqu’Onfray récuse), on passe à une impression de nombre.

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Tout le reste n’est que citations de dirigeants du FN : Marine Le Pen parlant de Sapir, Marion Maréchal-Le Pen parlant de Guilluy, Florian Philippot parlant d’Emmanuel Todd, tous parlant en chœur de Zemmour. Voilà à quoi se résume cet article : des dirigeants frontistes parlant d’intellectuels qui ne soutiennent pas leur parti et, même, pour une large part, continuent à le combattre (pour Zemmour, on aura compris que ce n’était pas le cas).

On donne bien la parole à Guilluy mais pour lui faire déclarer : « la récupération, on ne peut rien y faire ». Bon… Pas d’accord avec le FN, mais ça ne sert à rien puisqu’on ne peut rien y faire (il pleut, il fait beau, c’est la fête au FN). La conclusion est laissée à Sapir, celui d’où tout part et dont est grande la faute historique d’avoir parmi les premiers franchi le pas de la déchéance intellectuelle. Sapir qui dit en substance : mes idées sont à tout le monde, tout le monde peut les défendre (« je ne vais pas interdire à quelqu’un d’acheter mes livres »), ça ne fait pas de moi pour autant un proche du FN (« Ce n’est pas parce qu’Adolf Hitler a fait référence à Nietzsche que Nietzsche aurait été hitlérien »). Mais évidemment, ce qu’oublie de dire Sapir, qui prend l’exemple de Nietzsche, c’est que celui-ci était mort quand a commencé l’ascension d’Hitler, et qu’il n’avait donc plus la possibilité de condamner qui que ce soit. Or lui, Sapir, connaît de son vivant l’ascension de Marine Le Pen. Et ne fait rien pour l’arrêter. Ça fait une différence de taille.

Conclusion :

Ce n’est pas la première fois que Le Monde fait preuve d’un lepénisme médiatique débridé. Il en est même l’un des principaux agents. Mais le plus étonnant est qu’il le fasse y compris lorsqu’il se pose la question de savoir si certains intellectuels ne sont pas des « alliés objectifs » du FN, c’est à dire font le jeu du FN malgré eux.

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Une droite de régression. Imaginez chaque point bleu comme une expression de lepénisme médiatique au Monde

Au Monde, on peut poser la même question. En physique, on peut tracer ce qu’on appelle une « droite de régression » (la bien nommée !) lorsqu’une série de points sont alignés. Comment ne pas le faire aujourd’hui pour Le Monde ? Comment ne pas tracer une droite entre les points « lepénisme médiatique » qui s’alignent ? Comment ne pas se demander si Le Monde ne fait pas volontairement le jeu du FN puisqu’à l’évidence il le fait sans arrêt (je commence d’ailleurs, dans une certaine mesure, à être lassé d’écrire sur ce journal, qui oscille entre lepénisme médiatique, diabolisation de Mélenchon, propagande contre la gauche internationale et dédiabolisation de néonazis) ?

Face à ce lepénisme médiatique, que pouvons-nous faire ? Veiller et surveiller. Chacun d’entre nous doit être un éclaireur du grand nombre. Bien sûr, Le Monde est de moins en moins lu par le peuple et il l’est de plus en plus par les « CSP+ », c’est à dire les riches, mais nous devons frapper chaque fois qu’il y a matière. Il faut montrer que Le Monde n’est pas plus « neutre et objectif » que n’importe quel autre journal détenu par des capitalistes qui font leur choix sans hésiter entre le fascisme et le socialisme (le vrai), c’est à dire entre Le Pen et Mélenchon. Il faut démonétiser le crédit dont jouit encore le titre aux yeux de certaines personnes qui le lisent de bonne foi. En un mot, il faut montrer, sans relâche, combien Le Monde agit contre le peuple en lui apprenant à détester les mauvais ennemis et à aimer les mauvais amis ; c’est à dire, ici, en lui apprenant à tutoyer Le Pen et à l’appeler « Marine ».

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