Dans un article publié le 6 juin 2014 sur son site internet et intitulé « Mistral et BNP Paribas, les premiers vrais désaccords entre Obama et Hollande », Le Monde fait de la désinformation sur le Grand Marché Transatlantique et semble chercher à discréditer l’opposition légitime à ce projet.
On apprend ainsi que le « Transatlantic trade and investment partnership » (en anglais dans le texte) aurait été « lancé avec éclat il y a un an exactement, le 17 juin 2013, en marge du G8 de Lough Erne en Irlande du Nord ». C’est faux. Ce projet est dans les cartons depuis plusieurs années déjà et, au Parti de Gauche, nous n’avons cessé d’alerter sur le sujet depuis six ans ! Quand Le Monde dit que le projet a été « lancé avec éclat il y a un an exactement », il faut comprendre que c’est le moment où il s’est enfin décidé à en parler, en s’alignant sur l’agenda politique nord-américain et européen.
Mais ce n’est pas le seul élément troublant de l’article. En effet, une vidéo est intégrée dans le corps du texte. Elle date du 22 mai 2014, soit quelques jours avant les élections. Je ne l’avais pas vue passer, mais puisqu’elle est ici intégrée dans l’article, il faut en dire quelques mots. D’abord sur le texte de présentation qui l’accompagne sur Dailymotion (et qui est également visible sur l’application mobile du Monde). Le voici : « Le grand marché transatlantique, surnommé “TAFTA” selon sa première appellation, n’en finit pas de cristalliser l’opposition des eurosceptiques. Selon eux, ce traité de libre-échange est synonyme d’opacité, de poulet au chlore ou encore de délocalisation de notre justice aux Etats-Unis. En quoi consiste exactement ce traité ? Les critiques des opposants sont-elles justifiées ? Réponse avec Maxime Vaudano, journaliste aux Décodeurs du Monde.fr. »
On retrouve la fameuse catégorie fourre-tout des « eurosceptiques » dans laquelle les médias ont pu placer à loisir « les » extrêmes et mettre un signe « égal » entre Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen, comme le relève régulièrement l’OPIAM. On notera qu’avec des catégories de classement aussi manichéennes, les Verts, qui sont à la fois pro-européens et opposés au Grand Marché Transatlantique, sont repeints en eurosceptiques.
A la lecture de la vidéo, ce n’est pas mieux. Premier fait cocasse : au bout de quarante secondes, Maxime Vaudano contredit le texte de l’article en disant que le traité est « en discussion depuis une dizaine d’années ». Corine Lesnes, auteure de l’article et « correspondante à Washington », aurait donc été bien avisée de regarder la vidéo avant de dire que ce traité a été « lancé avec éclat il y a un an exactement ».
Comprendre TAFTA en cinq questions by Le Monde.fr
Continuons la lecture. Première question du présentateur après le « de quoi s’agit-il » introductif de rigueur : « C’est un des arguments des pro-TAFTA : la création de millions d’emplois. Est-ce qu’on a le moyen de vérifier cette affirmation ? ». Réponse de Maxime Vaudano, qui se montre être un bien moins mauvais « Décodeur » que certains de ses collègues : « Pour l’instant, les études qu’il y a sont assez contradictoires mais les exemples, dans le passé, de zones de libre-échange sont plutôt négatifs : on avait promis des millions d’emplois et il y a eu plutôt des destructions ».
Paf ! Voilà un bon taquet tout à la fois dans le libéralisme, dans le Grand Marché Transatlantique et dans la ligne éditoriale du Monde. Ce Maxime Vaudano doit à n’en pas douter être un eurosceptique qui vote pour les extrêmes. Ajoutons ici, puisqu’il n’en dira malheureusement pas un mot, que l’une des principales études d’impact sur le Grand Marché Transatlantique a été dirigée par un conseiller de Goldman Sachs, qui est aussi membre du conseil exécutif de la banque Santander, conseiller de Lilly Pharma et président des assurances Aviva, comme nous l’apprend un communiqué de Jean-Luc Mélenchon daté du 7 mai 2014. Bonjour le conflit d’intérêts.
Autre question du présentateur (01:10) : « Les opposants à TAFTA affirment que ces négociations se déroulent dans l’opacité la plus totale. Alors un : est-ce que c’est vrai ? Deux : si oui, pourquoi ? ». Notons ici que le Grand Marché Transatlantique est presque systématiquement personnifié, dans cette vidéo, d’un point de vue sémantique : « les opposants au TAFTA » devient « les opposants à TAFTA ». Cela s’observe aussi dans le titre de la vidéo « Comprendre TAFTA en cinq questions ». Le TAFTA est un traité, une chose, au même titre qu’une assiette ou un croûton de pain. Supprimer l’article défini revient, sémantiquement et psychologiquement, à en faire un individu. C’est une arme courante du néolibéralisme que de vider les mots de leur sens. Pour ne prendre qu’un exemple particulièrement flagrant de ce phénomène, voici ce qu’écrivait Le Figaro dans un article publié sur son site le 4 juin dernier :
Il est crucial de prêter une attention sans faille aux mots et au sens qu’ils revêtent. Quand le sens disparaît, la capacité à concevoir intellectuellement les choses s’amenuise. Et, avec elle, la capacité à résister à ce qui est ontologiquement mauvais mais qu’on ne comprend pas (ou plus). C’est ce processus que décrit parfaitement Orwell dans 1984 avec le concept de « novlangue ». D’ailleurs, tout autant que le roman, l’appendice sur « Les principes du novlangue » (qui se trouve généralement en fin d’ouvrage) est un outil de compréhension fantastique du mécanisme de domination le plus absolu et le plus totalitaire qui peut s’exercer sur nous : celui du contrôle du langage. Parce que contrôler le langage, c’est contrôler le moyen d’expression des idées mais, pire encore, c’est contrôler la capacité même à formuler une pensée complexe dès lors qu’il s’agit de concepts abstraits comme ceux qui composent la devise de notre pays : Liberté, Égalité, Fraternité.
Cette digression faite, j’en reviens à la vidéo du Monde. Le présentateur pose donc la question : « Les opposants à TAFTA affirment que ces négociations se déroulent dans l’opacité la plus totale. Alors un : est-ce que c’est vrai ? Deux : si oui, pourquoi ? ». Réponse de Maxime Vaudano : « C’est vrai ». Il explique que des Européens et des Nord-Américains se réunissent à huis-clos régulièrement pour négocier et qu’on ne sait pas ce qui sort de ces négociations. Pour que tout soit clair, il précise que c’est un procédé « qui est assez habituel dans ce genre de négociation, même si on peut le contester » et que « l’idée de la Commission européenne dans cette opacité c’est de dire : “je ne veux pas montrer mes cartes parce que je suis dans une partie de poker et j’ai pas envie de donner à mes adversaires tous mes arguments”. ».
Un présentateur pertinent aurait alors posé la question suivante : « Tout ça, c’est bien gentil, mais cette opacité n’est-elle pas un problème alors que l’on sait depuis les révélations d’Edward Snowden que les Etats-Unis ont espionné la Commission européenne ainsi que plusieurs grands dirigeants européens, et sont donc vraisemblablement au courant des “cartes” que la Commission a en main ? ». Ça aurait eu de la gueule une question comme ça, non ? Et bien, dans toute cette vidéo, les mots « espionnage » et « Edward Snowden » ne seront pas prononcés. Pourtant, la question est primordiale, comme l’indiquait Jean-Luc mélenchon dans un communiqué dès juin 2013.
Non, le présentateur, lui, ce qui l’intéresse, c’est ça (01:48) : « Mais alors, à l’opposé, les anti-TAFTA affirment que c’est précisément antidémocratique de manquer de transparence par rapport à ces négociations ? ». Sur ce coup-là, la réponse de Maxime Vaudano laisse un peu à désirer : « Oui, il y a beaucoup d’anti-TAFTA qui pensent qu’on essaie d’accélérer les négociations dans l’opacité pour aller à l’encontre des peuples mais finalement, en fait, in-fine, il y aura une expression des peuples puisque le Parlement européen va s’exprimer dessus à la fin ». C’est vrai pour la deuxième partie de la phrase : le Parlement aura bien à s’exprimer sur le Grand Marché Transatlantique, et on sait déjà ce que votera Jean-Luc Mélenchon (voir la vidéo ci-dessous). C’est faux, en revanche, sur la première partie de la phrase : les anti-TAFTA ne « pensent » pas « qu’on essaie d’accélérer les négociations dans l’opacité pour aller à l’encontre des peuples » ils le savent. Et c’est François Hollande lui-même qui l’a dit à Washington, lors d’une conférence de presse commune avec Barack Obama. Voici ses mots, à propos du Grand Marché Transatlantique : « Nous avons tout à gagner à aller vite. Sinon, nous savons bien qu’il y aura une accumulation de peurs, de menaces, de crispations. ».
Mélenchon : « Je ne voterai jamais le GMT ! » by Parti de Gauche
Autre question du présentateur (02:38) sur le poulet au chlore, le bœuf aux hormones et autres saloperies nord-américaines qui pourraient demain inonder le marché européen : « fantasme ou réalité ? ». Réponse de Maxime Vaudano : « La vérité c’est qu’on ne sait pas vraiment ». Il explique alors que tout va dépendre de la capacité de l’Europe à négocier avec les Etats-Unis d’Amérique et que « ça dépendra du rapport de force entre l’Europe et les Etats-Unis ». Mais, dit-il : « si l’Europe cède sur ce terrain-la, on pourrait éventuellement avoir du poulet au chlore en Europe ». Question du présentateur : « Oui mais à l’opposé il semble assez peu probable que les Américains cèdent sur leurs normes à eux… ». Réponse de Maxime Vaudano : « Oui… c’est possible mais peu probable puisque eux, ils ont pas montré d’intention de céder sur ces normes-là ». Du coup, si on reprend ce qu’il disait plus haut, à savoir que « ça va dépendre du rapport de force entre l’Europe et les Etats-Unis », on peut déjà prévoir le résultat des négociations. Cela d’autant plus que Karel de Gucht, le commissaire européen au Commerce, a déjà dit qu’il céderait sur les poulets lavés au chlore et que ça ne posait aucun problème si c’était indiqué sur l’étiquetage. Il reste à ce monsieur à apprendre que quand on n’a pas beaucoup d’argent et qu’il faut faire les courses pour manger, la seule étiquette qu’on regarde, c’est celle du prix.
La dernière partie de la vidéo concerne les tribunaux d’arbitrage. On passera sur la caricature qui est faite par le présentateur de la position des opposants à ce traité lorsqu’il parle de « délocalisation de notre justice à Washington ». Le problème n’est évidemment pas là mais dans la légitimité des tribunaux arbitraux et des juges qui les composeront à émettre des jugements dans des affaires opposant des multinationales à des États. La démocratie existe-t-elle encore si des tribunaux spéciaux peuvent condamner des États parce qu’ils ont changé leurs lois ? C’est cela, la question de fond qui est posée. Que le tribunal soit à Washington, Paris ou Bruxelles n’a que peu d’importance : c’est son existence même qui est un problème. A ce titre, l’exemple choisi par Maxime Vaudano est très éclairant : une multinationale du tabac qui attaque un État parce qu’il veut lutter contre le tabagisme et lui réclame deux milliards de dollars. Avec cet exemple, on voit bien que le profit privé serait placé en position de force vis-à-vis de l’intérêt général alors qu’il doit toujours lui être subordonné. Si le sujet vous intéresse, sachez que l’Egypte est par exemple attaquée par une multinationale pour avoir voulu augmenter le SMIC ; ou encore que l’Equateur est attaqué par Chevron alors même que Chevron est responsable d’une pollution sans précédent de la forêt amazonienne.
J’espère l’avoir montré : sur le Grand Marché Transatlantique, Le Monde fait de la désinformation dans son article écrit et de la mésinformation dans sa vidéo. Sans doute est-ce involontaire et sans doute cela part-il de l’intention d’informer et d’expliquer, mais sur un sujet aussi important que celui-ci, les imprécisions et les raccourcis de langages sont dangereux. Ce n’est pas rien qui est en jeu dans le Grand Marché Transatlantique : ce sont nos façons de produire, de manger, de faire des lois et de les défaire si bon nous chante. Ce sont notre mode de vie et notre démocratie qui sont en jeu. Et il n’est pas question de céder sur ce terrain-là.
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