Pourquoi nous parlons « cru et dru »

A l’occasion du troisième Congrès du Parti de Gauche, François Delapierre a utilisé un mot fleuri pour qualifier les dix-sept ministres des finances de l’Eurogroupe et, parmi eux, le ministre des finances français : Pierre Moscovici.

Cette déclaration a fait grand bruit et d’aucuns espéraient certainement que Jean-Luc Mélenchon condamnerait ces propos lors de son meeting du lendemain. Loin d’avoir répondu à ces attentes, le coprésident du Parti de Gauche a enfoncé le clou en affirmant que nous « utilisons des mots crus et drus parce qu’ils créent de la conscience ».


Discours de Jean-Luc Mélenchon au congrès du Parti de Gauche à Bordeaux by Parti de Gauche

Arrêtons-nous sur cette idée ; elle mérite d’être éclairée, tant elle détonne avec la doxa politico-médiatique qui voudrait que nous nous indignassions avec des mots châtiés, « en disant prout-prout et en parlant gentiment ». Beaucoup de journalistes et de personnalités politiques ont d’ailleurs commenté le mot de François Delapierre en le qualifiant de « dérapage », seule expression qui leur vient à l’esprit pour définir tout ce qui sort des codes habituels du débat politique et de sa mise en scène médiatique. Trois grands éléments me semblent donc devoir être soulignés pour montrer à quel point il peut être pertinent d’utiliser des mots « crus et drus » au milieu d’un monde politico-médiatique sclérosé par ses habitudes et effaré (voire effrayé) par le moindre soubresaut langagier.

La ré-humanisation des décisions politiques

Premier élément de taille : l’effet de projecteur sur la responsabilité des individus dans les politiques qui sont menées. L’Union Européenne est une structure extrêmement complexe qu’il est souvent difficile d’appréhender pour les citoyens[1] ; globalement, – et ce y compris pour les individus très politisés, – nous retenons surtout que « des décisions sont prises à Bruxelles et que nous devons les appliquer ». Cela a été le cas pour le plan de « sauvetage » (ou de « coulage » ?) de Chypre : le monde politico-médiatique a unanimement critiqué la décision qui a été prise de taxer les dépôts bancaires, mais cette décision leur apparaissait (et nous apparaissait) alors en quelque sorte comme « sortie d’un chapeau ».

En qualifiant les dix-sept ministres de l’eurozone de « salopards », François Delapierre a permis d’attirer l’attention sur l’existence de responsables qui ont pensé et validé le plan de taxation des dépôts chypriotes. En ramenant ainsi la prise de décision politique à sa réalité humaine, nous avons réussi à effectuer un important glissement de sens en passant de « des décisions sont prises et nous devons les appliquer » à « des individus prennent des décisions et nous devons les appliquer ». Ça fait drôle, non ? La première expression ne nous remue pas tant que ça, alors que la seconde titille nos cœurs révolutionnaires et nos esprits résistants. En supprimant, par un coup de force langagier, l’impersonnalité de la prise de décision au niveau européen, François Delapierre a montré qu’il n’y avait aucune fatalité à l’application des politiques de l’Union, parce qu’elles ne découlent pas d’une logique objective, froide et incontestable mais bel et bien de décisions humaines et (donc) faillibles.

Par conséquent, lorsque nous disons que « le conflit crée de la conscience » et lorsque nous utilisons des mots qui créent du conflit, nous ne commettons pas un « dérapage » : nous rendons le débat politique plus accessible. Si l’on avait fait un sondage en demandant : « que pensez-vous du plan de taxation des dépôts bancaires à Chypre ? », il y a fort à parier que le taux de non-réponses aurait été élevé[2]. En revanche, si l’on demandait aujourd’hui : « pensez-vous qu’insulter un ministre peut faire partie du débat politique ? », il y a également fort à parier que chacun aurait une opinion sur la question (et je mettrais ma main à couper que beaucoup répondraient « non », ce qui montre bien par ailleurs que nous ne sommes pas dans une logique électoraliste mais dans une démarche de conscientisation).

La ré-humanisation des responsables politiques

Second élément, et non des moindres : la ré-humanisation des responsables politiques. Notre expérience de la vie publique est ainsi faite que nous nous plaçons souvent dans une logique de déférence à l’égard de celles et ceux qui incarnent les institutions. Nous avons une tendance « naturelle » (c’est, en réalité, le fruit de notre socialisation ou, pour faire simple, de notre éducation) à ne pas oser porter de critiques sur les individus dès lors qu’ils habitent une institution que nous respectons.

En traitant Pierre Moscovici (et les seize autres ministres des finances des pays membres de l’eurozone) de « salopard(s) », qu’a fait François Delapierre ? Il a montré que celles et ceux qui occupent les institutions politiques ne sont, après tout, que des êtres humains et non pas des êtres exceptionnels auxquels nous ne serions pas en droit de demander des comptes sur leurs actions. En « déshabillant » ainsi l’être humain de l’institution qu’il ne fait que représenter[3], nous ouvrons la brèche à une critique citoyenne qui ne porte plus sur « le monde politique » mais sur « certains hommes et certaines femmes politiques ». En utilisant des mots « crus et drus » pour qualifier un individu (et non plus la fonction qu’il occupe), nous montrons que les institutions n’agissent pas seules mais que leur action est le fruit de quelques-uns, qui sont identifiables et qui sont celles et ceux qui devront un jour rendre des comptes au peuple français (et au(x) peuple(s) européen(s)).

Cette ré-humanisation de l’action politique est une étape indispensable vers la Révolution citoyenne que nous appelons de nos vœux. En effet, alors que notre pays connaît un rejet croissant « du monde politique » et que nos concitoyens tendent à se réfugier dans l’abstention (sur fond de « tous les mêmes, tous pourris »), notre « salopard » permet de remettre de la responsabilité individuelle dans l’action politique, et de montrer que telle ou telle décision politique n’est le fruit que de celles et ceux qui ont le pouvoir. L’étape suivante consiste, par conséquent, à éveiller un sentiment d’indignation tout à fait légitime quant aux politiques qui sont menées et qui spolient le plus grand nombre au profit de quelques-uns, puis de canaliser cette indignation non pas vers la violence (ça, c’est ce que « le monde » politico-médiatique essaie de faire croire) mais vers la mobilisation électorale, c’est-à-dire vers une gigantesque « marée citoyenne » qui chassera par le vote les oligarques qui gouvernent notre pays au profit de l’intérêt particulier et non de l’intérêt général.

Le populisme

Troisième et dernier élément (qui est d’ailleurs intimement lié aux deux précédents) : le populisme. En effet, dès lors que des mots « crus et drus » attaquent de plein fouet ceux qui nous gouvernent, l’accusation de « populisme » vient rapidement s’accoler au mot « dérapage » que j’évoquais plus haut. Or, ce mot n’est effrayant – et n’est une insulte – que pour celles et ceux qui ont peur du peuple, ou bien encore pour celles et ceux qui ne savent pas faire la différence entre « populisme » et « démagogie »[4].

Posons ici des définitions claires afin de pouvoir continuer à traiter ce troisième et dernier élément comme il se doit. Le « populisme » a d’abord un sens historique : il s’agit, au XIXe siècle, d’un mouvement politique et social russe qui voulait entraîner l’ensemble du peuple dans la lutte contre le pouvoir tsariste. Par extension, le mot « populiste » qualifie tout mouvement qui fait appel au peuple en tant qu’entité. La « démagogie » a un sens tout à fait autre : il s’agit de chercher, par différents moyens, à s’attirer les faveurs des électeurs et à en exciter les passions (par exemple en les montant contre les Roms ou les musulmans, mais l’exemple est vraiment innocent) pour obtenir leur vote et récupérer des postes de pouvoir. Pour faire simple : si le populisme consiste en une mobilisation du peuple pour le peuple et l’intérêt général, la démagogie consiste en une manipulation du peuple pour mettre en place de nouveaux mécanismes de domination destinés à assurer l’intérêt de quelques-uns (ou, plus exactement, de « quelques-autres », puisque l’objectif des démagogues consiste simplement en un changement de dirigeants sans mise à bas de l’ensemble du système).

Dans la sphère privée, lorsque nous nous exprimons à propos de celles et ceux qui nous gouvernent, il n’est pas rare que nous employions à leur endroit des mots fleuris. François Hollande lui-même n’est d’ailleurs apparemment pas en reste, puisqu’il semblerait qu’il lui arrivait, pendant la campagne de 2012, de traiter Nicolas Sarkozy de – je vous le donne en mille – « salopard ». Par conséquent, ce qui a dérangé dans ce qu’a fait François Delapierre, c’est qu’un mot fleuri ait été utilisé sur la scène publique – dont on se plaint régulièrement, et c’est cocasse, qu’elle soit trop souvent le lieu d’expression de la « langue de bois ».

On lâche rien !

Que les choses soient claires pour toutes et tous : nous continuerons à parler « cru et dru » parce qu’on ne peut souhaiter que les citoyens s’impliquent davantage dans la vie politique sans parler comme ils le font dans leur vie quotidienne. On nous qualifiera de « populistes » ? C’est une excellente chose : nous n’avons pas peur que le peuple se mette en mouvement pour exiger l’égalité et le respect plein et entier de l’article 6 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen[5].

Au parti solférinien d’Harlem Désir, on nous a dit que notre langage rappelait les années trente : on a essayé de jeter sur nous l’opprobre, en nous taxant d’un antisémitisme inventé dans quelque bureau ministériel pour nous couler… mais, dans un mouvement magnifique, des citoyens se sont unis pour nous défendre, parce qu’eux savaient très bien qu’il n’y avait jamais eu de virulence, dans notre discours, qu’à l’égard des oligarques et de leurs chiens de garde. Il aura donc suffi d’un « salopard » pour faire vaciller un instant l’ensemble de l’édifice. On aurait tort de se priver de recommencer.


[1] Voir GAXIE Daniel (dir.), L’Europe des Européens. Enquête comparative sur les perceptions de l’Europe, Paris, Economica, 2010.

[2] Voir BOURDIEU Pierre, « L’opinion publique n’existe pas », Temps modernes, vol. 29, no 318, janvier 1973, p. 1 292-1 309. Voir ici : http://www.acrimed.org/article3938.html

[3] Voir LAGROYE Jacques (dir.) et OFFERLÉ Michel (dir.), Sociologie de l’institution, Paris, Belin, 2010

[4] Voir SCHNECKENBURGER Benoît, Populisme. Le fantasme des élites, Paris, Bruno Leprince, 2012.

[5] « La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement ou par leurs représentants à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les citoyens, étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. »

 

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