Mobilisation des agriculteurs : vers une fronde générale ? 

Décidément, Macron n’a pas de chance. Ou bien peut-être est-ce Gabriel Attal qui lui porte la poisse. Alors que tout était prêt pour essayer de faire oublier la calamiteuse année 2023 de la macronie avec le gouvernement « coup de com’ » du plus-jeune-Premier-ministre-de-la-Ve-République et de la « surprise Dati », tout s’est effondré en quelques semaines. D’abord parce que le gouvernement s’est empêtré dans les multiples affaires Oudéa-Castéra, ensuite parce que sans être sorti de cet interminable pétrin, Macron est désormais face à une mobilisation des agriculteurs sans précédent. Si bien que, 18 jours après son entrée en fonction (le 9 janvier 2024), Gabriel Attal n’a toujours pas nommé ses secrétaires d’État ni fait son discours de politique générale.

Une classe politique et médiatique hors-sol

À l’évidence, tout le monde dans la sphère médiatique et politique – exception faite des insoumis – fait comme si tout cela était normal. Comme si, sous la Ve République, il était désormais officiellement convenu qu’un Premier ministre et un gouvernement étaient des objets communicationnels pour le président de la République, et rien de plus. Tout le monde oublie que, normalement, dans une démocratie parlementaire, un gouvernement tire sa légitimité de la confiance de l’Assemblée et non du fait du prince présidentiel. Je m’en suis amusé récemment lors d’une émission LCP que je faisais face au porte-parole du groupe Renaissance (macroniste), Antoine Armand, qui déclarait : « le gouvernement a la confiance du président » tandis que je lui répondait que ça nous faisait une belle jambe tant qu’il n’avait pas celle de l’Assemblée. 

Bref : le coup de com’ Attal est déjà fini. Ou plutôt, il se transforme en sa version la plus ridiculement crue, comme on a pu le voir au moment de ces fameuses « annonces » pour les agriculteurs faites depuis des bottes de foin pour « faire rural ». Il doit y avoir des petits génies dans des bureaux parisiens qui devaient être bien satisfaits de leur coup de com’, mais en dehors de ceux qui ont pensé cette mise en scène lamentable, les gens se sont dit que le Premier ministre était bien ridicule avec son costume et son foin. Sans doute à Matignon espère-t-on que tout ceci arrête la colère des agriculteurs et que le début du mois de février puisse être le moment d’un nouveau coup de com’ autour de l’annonce des secrétaires d’État et de ce fameux discours de politique générale qu’on attend depuis maintenant près de trois semaines…

Je crois pour ma part que la colère des agriculteurs ne s’arrêtera pas avec des coups de com’. Étant présent ce vendredi 26 janvier sur un blocage d’autoroute organisé par les agriculteurs en Essonne sur l’A6 au niveau de Villabé, avec mes camarades Farida Amrani (députée de la 1ère circonscription) et Mathieu Hillaire (conseiller municipal d’Étampes et lui-même titulaire d’un bac pro agricole) mon impression est que la détermination des agriculteurs à se faire vraiment entendre reste intacte. D’abord parce que quand Attal a eu fini ses annonces, l’un d’entre eux a dit texto : « bon, ça ne sert à rien ce qu’il a dit » ; ensuite parce que lorsque l’un des responsables locaux de la FNSEA a pris la parole, il a fait le point sur des annonces qu’il a qualifiées de « réponses partielles » aux revendications et qu’il a appelé à continuer les opérations de lutte jusqu’au salon de l’agriculture… prévu dans un mois ! Mais mon sentiment vient surtout des discussions que j’ai eues avec les agriculteurs sur ce lieu de blocage et des vidéos d’action « coup de poing » contre des produits agricoles étrangers ou grandes surfaces que je vois passer sur les réseaux sociaux. Je sens un ras-le-bol bien plus général pour lequel les annonces d’Attal semblent profondément « hors-sol ».

Chez les puissants : diviser pour mieux régner

Résumons. Depuis que le mouvement a gagné en intensité, la musique politico-médiatique des puissants est que les agriculteurs souffriraient d’avoir « trop de normes », et en particulier trop de normes environnementales à respecter. C’est sur ce point-là que Gabriel Attal a concentré ses annonces. Mais pourquoi cette petite musique est-elle indispensable aux puissants ? Parce qu’elle divise le peuple. Il y aurait ainsi d’un côté ces gros bourrins d’agriculteurs qui s’en fichent de l’environnement et de l’autre ces consommateurs écolo-bobos déconnectés qui veulent de la qualité dans leur assiette et ne pensent qu’à l’environnement. Évidemment, tout ceci est faux, mais ça n’empêche pas que ça soit une musique répétée en boucle sur les plateaux télé. Diviser pour mieux régner : on se croirait revenus au début du mouvement des Gilets jaunes où ces derniers étaient présentés sur les plateaux télé comme des sympathisants de Le Pen pour empêcher que s’en solidarisent les jeunes de quartiers populaires !

La vérité est que le pouvoir craint que d’autres secteurs de la société se solidarisent de la lutte des agriculteurs et multiplient les revendications. L’inquiétude est d’autant plus sérieuse que les syndicats CGT et SUD-Solidaires ont appelé à rejoindre les agriculteurs dans leur combat et à porter la question globale du pouvoir d’achat. Une inquiétude encore renforcée devant la colère que provoque l’augmentation de la taxe sur l’électricité de 9,8% qui va toucher tout le monde alors que les gens tirent déjà la langue pour boucler les fins de mois. Mettez-vous à la place de Macron. En six ans de mandat, il a fait face aux mobilisation des Gilets jaunes, aux plus grandes grèves et manifestations de la Ve République contre la réforme des retraites, aux manifestations spontanées des étudiants, aux révoltes urbaines de juin après la mort de Nahel… et son pouvoir est très affaibli après ses hésitations sur le conflit israélo-palestinien et la division de sa majorité sur la loi immigration. Tout le monde ou presque est entré en lutte contre lui séparément et il a à chaque fois peiné à s’en sortir politiquement. Il est donc évident qu’il n’a pas les moyens politiques (et même matériels) de faire face à une contestation d’ampleur contre lui et il le sait. Et tous les macronistes le savent. Et tous les éditorialistes le savent. Particulièrement après que Darmanin a déclaré : « On ne répond pas à la souffrance en envoyant des CRS ». Quel signal d’appel à des mobilisations pacifiques de masse !

Face à ce risque de fronde généralisée, il faut donc diviser. D’où l’insistance politico-médiatique sur les normes environnementales, comme je le disais plus haut. Mais le problème pour les agriculteurs, ce ne sont évidemment pas les normes environnementales. Ils ne sont pas contre ces normes. Tout ce qu’ils demandent c’est, d’une part, d’être accompagnés (techniquement et/ou financièrement selon les cas) dans leur mise en oeuvre et, d’autre part, de ne pas subir de concurrence déloyale de produits venus des marchés étrangers qui ne respectent pas ces normes. Et c’est bien normal, non ? Pour le reste, ils demandent à pouvoir vivre dignement de leur travail, c’est-à-dire avec des prix de vente de leurs productions qui ne les obligent pas à vendre à perte. Ils parlent aussi de la dureté de leur travail, de la faiblesse de leur revenu, du manque de temps libre, du fait qu’ils peinent à embaucher en raison, justement, de la dureté de ce travail. Et puis il y a aussi l’impression – justifiée – d’une gigantesque arnaque compte tenu du fait qu’ils connaissent les prix de vente de leurs marchandises et qu’ils voient combien elles sont vendues dans les grandes surfaces. Bref : cette colère du monde agricole, c’est un tout, et c’est loin d’être seulement une question de normes. 

Chez les insoumis : rassembler pour mieux gagner

On voit combien en réalité tout est prêt pour une convergence des luttes et des mobilisations populaires d’ampleur. Il suffit d’une étincelle. Et de se mettre en capacité de formuler des revendications communes qui rassemblent au maximum là où les puissants cherchent à nous diviser. C’est ce qu’essaie de faire la France insoumise dans ce moment si particulier de la vie de notre pays. 

Prenons thème par thème. Sur le pouvoir d’achat, nous n’avons cessé de proposer des solutions. D’abord en proposant la mise en place de prix planchers pour les agriculteurs, c’est-à-dire la fixation d’un prix minimum d’achat pour leurs produits. C’est ce qu’avaient défendu les députés insoumis Manuel Bompard et Aurélie Trouvé dans une proposition de loi présentée en hémicycle en novembre 2023. Cette proposition était assortie d’une autre : la limitation des marges de l’agro-industrie, qui s’est gavée comme jamais depuis la guerre d’Ukraine, faisant passer ses marges de 30% à 50% tandis que tout le monde tirait la langue. On voit comment cela permettrait à la fois de mieux rémunérer les agriculteurs français et de payer moins pour les consommateurs à la caisse du supermarché. Par ailleurs, l’augmentation générale des salaires que nous proposons en commençant par l’augmentation du SMIC à 1600€ permettrait aux travailleurs d’acheter des produits un peu plus chers, et notamment bios… à l’heure où cette filière agricole est justement en difficulté pour trouver des débouchés et où l’État ne mobilise pas assez des leviers simples comme la restauration collective. Enfin, notre système d’impôt progressif sur les sociétés et de caisse de solidarité inter-entreprises pour le paiement des cotisations salariales et patronales permettrait aux petites entreprises de payer moins d’impôts et aux grandes entreprises de payer enfin leur juste part pour la société. Voilà comment faire pour mettre tout le monde d’accord – à l’exception bien sûr des quelques puissants qui auraient beaucoup à y perdre.

Autre point qui peut rassembler largement : affronter la concurrence déloyale sur les marchés internationaux. Sur ce point encore, la France insoumise est claire depuis le début, et c’est la seule force politique à l’être d’un bout à l’autre : nous nous opposons aux accords de libre-échange qui ont le double désavantage de créer une concurrence déloyale entre les pays et de tourner l’agriculture non vers la souveraineté alimentaire locale mais vers la transformation de la nourriture en marchandise financière – et financiarisée. À quoi bon envoyer de la nourriture d’un bout à l’autre de la planète quand on est capable de la produire chez soi ? Ça pollue, ça détruit l’économie, ça crée de la souffrance sociale… à quoi bon ? Mais ce n’est pas tout : il faut aussi mettre en place des mesures protectionnistes, pour empêcher que les normes environnementales ou liées à la santé que nous mettons en place en France ne soient pas mises en place par d’autres qui viendraient ensuite concurrencer les agriculteurs français sur le marché national. Enfin, il ne peut être question de soutenir l’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne et son marché unique quand les productions agricoles ukrainiennes sont deux à cinq fois moins chères et que le salaire minimum y avoisine les 150€ par mois. Nous ne voulons pas que continuent les délocalisations sur le continent européen, ni que l’Ukraine soit le nouvel outil des puissants pour créer un nouveau choc de concurrence dans l’agriculture européenne. 

Ces points peuvent mettre beaucoup de gens d’accord. Ils sont d’intérêt général écologique et social. Ils permettent de créer de la solidarité entre les producteurs et les consommateurs. Et c’est pourquoi nous insistons dessus plutôt que sur les points de désaccords que nous pouvons avoir avec telle ou telle organisation syndicale d’agriculteurs. Il y en a, bien sûr, sinon ils seraient tous insoumis ! Mais ce n’est pas le moment de chercher ce qui va créer de la division. Non. Pour nous, c’est au contraire le moment de se solidariser d’une lutte qui pointe un mal-être dont la cause est identifiée : le capitalisme et l’ultra-libéralisme appliqués au monde agricole. Je crois aussi qu’il y a là matière à ce que d’autres se joignent à la lutte. En tout cas, je le dis aux camarades qui me lisent et me font confiance : ne restez pas à distance de ces mobilisations. Nous sommes peut-être à un point de bascule bien particulier dans la vie de notre pays. Celui où la colère des agriculteurs peut entraîner une fronde généralisée contre un système économique, politique et médiatique incapable de répondre aux attentes populaires. Je ne dis pas que ça va arriver. Je dis juste que ça n’a aucune chance de se produire si on ne s’en donne pas les moyens. Quand c’est l’heure de la lutte, il faut aller au combat, même si ce n’est pas parfait, même si on n’est pas sûr de gagner. Parce qu’une chose est en revanche certaine : on est sûr de perdre les combats qu’on ne mène pas. Ou pour le dire sous forme de devise comme le ferait Jean-Luc Mélenchon, citant Louise Michel : « J’ignore où se livrera le combat entre le vieux monde et le nouveau, mais peu importe : j’y serai ».

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