Ce samedi 5 septembre, Marine Le Pen s’étale sur toute la partie haute de la « une » de Libération, avec cette mention : « FORTE malgré le désordre ». Au dessous d’elle se trouve Nicolas Sarkozy, avec ces mots : « FRAGILE malgré l’unité ».
J’ai déjà traité plusieurs fois sur ce blog de lepénisme médiatique. On peut également se référer utilement à l’analyse qu’avait fournie Jean-Luc Mélenchon sur son blog à propos du lepénisme du journal Le Monde. Mais Libération vient ici de franchir un seuil.
Il faut analyser cette « une » avec sérieux car elle est lourde de sens et de conséquences pour l’avenir. Il ne s’agit pas d’une « une » lepéniste comme on a déjà pu en voir chez Libération. Non. Cette fois, cela va beaucoup plus loin du fait même que Nicolas Sarkozy est présent sur cette « une ». Cela va beaucoup plus loin aussi du fait des multiples mensonges que cette « une » véhicule. Pour l’analyser sérieusement, il faut donc prendre le temps d’en étudier les détails et d’en mettre à jour les tenants et les aboutissants. C’est ce que je vais essayer de faire ici. Cette tâche étant ardue, je vous invite vivement à compléter cet article par vos commentaires.
Faire monter Le Pen : la stratégie du chaos
Avant d’analyser cette « une », il est nécessaire de faire un détour par ce qu’elle vise. Car cette « une » a un but précis, un but qui correspond à une stratégie politique : celle du Parti socialiste. Il me faut donc d’abord faire un détour par cette stratégie du chaos pour rendre lisible la « une » de Libération.
Voici quelle est cette stratégie, qui tient en quelques mots : faire monter Le Pen. Bien sûr, la faire monter sans la faire gagner, mais la faire monter. Pourquoi ? Parce que toutes ces belles personnes sont persuadées que faire monter Le Pen, c’est faire baisser la droite dite « républicaine » (comprenez : les Républicains (ex UMP)) au premier tour et se retrouver avec un deuxième tour PS-FN où, pensent les très intelligents, il est facile de gagner face à l’extrême droite. Cela s’appuie notamment sur la très large victoire de Jacques Chirac en 2002 face à Jean-Marie Le Pen au deuxième tour.
Évidemment, il s’agit-là d’une stratégie cynique et politicienne, qui ne prend aucunement en compte les effets durables qu’elle produit (à savoir : l’augmentation du racisme, la validation des thèses xénophobes de l’extrême droite, la division du peuple français, l’exacerbation du communautarisme religieux, etc.). Les messieurs-je-sais-tout du PS qui jouent ainsi avec le feu pensent que Marine Le Pen agit comme un repoussoir électoral absolu et qu’il est donc impossible qu’elle gagne au deuxième tour d’une élection. Ils oublient évidemment qu’ils constituent eux-mêmes un repoussoir électoral du fait qu’ils poursuivent la politique de la droite alors qu’ils l’ont battue sur le thème du « changement ».
Cette stratégie est celle du chaos. Le PS n’hésite pas à mettre en jeu la République pour des petits calculs électoraux. Le fait qu’un sondage donne Marine Le Pen victorieuse contre François Hollande dans le cas d’un deuxième tour qui les opposerait à l’élection présidentielle ne les inquiète pas plus que cela. Bien sûr, les sondages ne valent rien en soi, mais ils donnent une tendance, une idée du champ des possibles. Et ce champ des possibles est pour le moins inquiétant pour qui connaît l’Histoire du XXe siècle.
Il fallait faire un détour par cette stratégie du chaos pour comprendre comme Libération intervient en son sein. Ce ne sera une découverte pour personne si je dis que Libération est un journal proche du PS (pour parler par euphémisme). Il agit donc largement au service de cette stratégie du chaos. Non pas parce qu’il recevrait des ordres directs mais simplement parce que les journalistes, secrétaires de rédactions et rédacteurs en chef qui y travaillent ou y ont travaillé partagent la vision du monde qui est celle des acteurs politiques du PS. Un même milieu social, des mêmes accointances, des « lunettes » similaires pour voir le monde, comme dit Pierre Bourdieu, font autant sinon plus pour l’uniformisation de la stratégie du chaos que des ordres directs.
C’est dans cette stratégie du chaos que s’inscrit la « une » de Libération de ce 5 septembre 2015.
Lepénisme médiatique : Libération préfère Le Pen à Sarkozy
Entrons dans l’analyse de cette « une ». Elle est entièrement tournée vers un objectif : mettre Marine Le Pen en valeur par rapport à Nicolas Sarkozy. Tout est mis au service de ce but : les éléments visuels (photos, disposition) et les éléments textuels (titres opposés entre Le Pen et Sarkozy), fut-ce au prix du mensonge. Voici comment.
Les éléments visuels du lepénisme médiatique
Commençons par le plus évident. La disposition des photographies de Nicolas Sarkozy et Marine Le Pen n’est pas neutre dans cette « une ». C’est Marine Le Pen qui est placée au-dessus. Cette disposition tend à valoriser symboliquement la présidente du Front national. Elle est au-dessus, donc elle est plus forte, donc elle est meilleure, donc c’est elle qui gagne. Est ainsi reproduit symboliquement le résultat des élections européennes où le Front national était arrivé devant ce qui s’appelait encore l’UMP.
Le choix des photographies, ensuite. En haut, Marine Le Pen souriante, déterminée, le regard vers l’horizon, le poing fermé et le bras tendu comme sur un pupitre de meeting. Se dégage de cette photographie une impression de force, de droiture. En dessous, Nicolas Sarkozy, le visage à moitié dans l’ombre (ce qui symbolise la dualité du personnage, le mensonge, l’idée qu’il existe chez lui un côté obscur), un sourire crispé, le regard vers le sol, les mains en train de rattacher un bouton de veste, dans une position penaude, comme un enfant qui a fait une bêtise et qui se tient les mains. De la comparaison de ces deux images, la force va incontestablement à la première.
Les éléments textuels du lepénisme médiatique et le mensonge de Libération
Le texte vient ici en renforcement du dispositif visuel. Il accentue l’idée d’opposition entre Marine Le Pen et Nicolas Sarkozy et il valide l’idée que l’une est plus puissante que l’autre.
À l’intérieur de chacun des deux titres sont mis en opposition deux choses. Un qualificatif pour les personnes, mis en majuscules (« FORTE » pour Marine Le Pen, « FRAGILE » pour Nicolas Sarkozy) et un descriptif, en minuscules, pour la situation globale du parti (« malgré le désordre » pour Marine Le Pen, « malgré l’unité » pour Nicolas Sarkozy). Évidemment, du seul fait de l’utilisation de capitales d’imprimerie pour le qualificatif personnel, ce qu’on retient au premier coup d’œil c’est que Marine Le Pen est « FORTE » et que Nicolas Sarkozy est « FRAGILE ».
Plus inquiétant : ces mots ne correspondent à aucune réalité politique. Commençons par le plus évident. Où est « l’unité » du parti de Nicolas Sarkozy alors que déjà cinq personnes de son camp ont indiqué leur volonté de se présenter à la primaire à l’élection présidentielle ? Et où est la « force » de Marine Le Pen alors que celle-ci est tellement déstabilisée par son père qu’elle est contrainte de faire appel à un service de sécurité privé pour l’université d’été du FN, de peur que le DPS (le service d’ordre du FN) ne maintienne sa fidélité à Jean-Marie Le Pen plutôt qu’à sa fille. Où est la « force » quand on ne peut plus compter sur les siens ?
Il y a donc là un mensonge. Quelque chose qui ne s’appuie sur rien d’évident. Bien sûr, on imagine qu’à l’intérieur du journal, on nous démontre par A+B que tout ceci a un sens, mais c’est oublier que la « une » d’un journal est un objet autonome, qui a une existence propre, affichée dans les gares et dans les kiosques. L’idée véhiculée par une « une » d’un « grand » quotidien comme Libération se diffuse donc visuellement hors de toute lecture du journal.
Je veux rappeler ici les mots de Pierre Bourdieu dans son ouvrage Sur la télévision : « Paradoxalement, le monde de l’image est dominé par les mots. La photo n’est rien sans la légende qui dit ce qu’il faut lire – legendum –, c’est-à-dire, bien souvent, des légendes, qui font voir n’importe quoi. Nommer, on le sait, c’est faire voir, c’est créer, porter à l’existence. Et les mots peuvent faire des ravages (…). ». Je laisse chacun méditer sur la manière dont ces mots peuvent s’appliquer à cette « une » de Libération.
Conclusion : Libération franchit un seuil
Au début de la semaine, Libération s’illustrait déjà (c’est le cas de le dire) en choisissant une photo pourrie pour un article sur Jean-Luc Mélenchon. Là encore, il s’agit d’une stratégie politicienne cynique : faire baisser Mélenchon pour, espère-t-on chez Libération, libérer de l’espace au PS. On a pu voir, d’ailleurs, pendant l’université d’été du Parti socialiste, combien la « mélenchonisation » de la gauche inquiétait les ténors du PS ; immédiatement, Libération s’en était fait le relai avec cette fameuse photo pourrie et avec toute une série d’articles sur la « mélenchonisation » (voir ci-contre), responsable de tous les maux du monde. Mais avec cette « une » lépéniste, Libération franchit un seuil.
Ce seuil, c’est celui de la stratégie du chaos à tout prix : faire monter Le Pen d’un côté, faire baisser Sarkozy et Mélenchon de l’autre, en espérant que la somme finale des montées et des descentes offrira au PS un deuxième tour face à Le Pen. Un jeu dangereux, contraire à l’intérêt général et destiné à servir uniquement l’intérêt électoral et financier du Parti socialiste.
Il est plus que temps que les très intelligents du PS et de Libération se rentrent dans le crâne que la stratégie du chaos est sur le point de les dépasser. Arrive le moment où une victoire de Marine Le Pen au deuxième tour de l’élection présidentielle est plus qu’une éventualité. Tous ceux qui soufflent aujourd’hui dans le dos de la réaction doivent donc se demander si le « jeu » en vaut la chandelle et s’ils sont prêts à parier la République pour quelques sièges bien chauffés à l’Assemblée nationale et dans les salles de rédactions. L’Histoire jugera les apprentis sorciers d’aujourd’hui. Libération est définitivement passé du mauvais côté de la barricade.