On m’a fait récemment une devinette que je m’empresse de vous raconter. Un petit garçon et son papa se promènent à la campagne. Le petit garçon, curieux, pose des questions sur tout un tas de choses : « Dis papa, c’est quoi ça ? », « Dis papa, pourquoi certains arbres perdent leur feuilles et d’autres non ? », etc. En marchant, ils arrivent au niveau d’une route où un chauffard passe à toute vitesse et les fauche tous les deux. Le père est malheureusement tué sur le coup. L’enfant est grièvement blessé et a besoin d’une opération chirurgicale. Il est transporté en urgence à l’hôpital. Lorsque le chirurgien qui va l’opérer le voit, il dit : « Ciel ! Mon fils ! ». Pourquoi ?
Si vous avez trouvé immédiatement, bravo ! Si vous n’avez pas trouvé, voici la réponse : le chirurgien est la mère de l’enfant. Une fois que c’est dit, ça semble évident… et pourtant, en situation réelle, les gens mettent généralement un long moment avant de trouver la réponse ; parfois, même, ils ne la trouvent pas du tout et inventent des solutions plus ou moins alambiquées – je vous passe les détails. Évidemment, en disant « chirurgien » plutôt que « chirurgienne », la devinette fausse un peu les choses, mais il est révélateur que beaucoup d’entre nous ne pensent même pas à cette solution, pourtant fort simple : le chirurgien est la mère de l’enfant.
Partant de cette devinette, je me suis interrogé sur les raisons objectives pour lesquelles nous avions des difficultés intellectuelles à imaginer qu’une femme puisse être chirurgien. Je me suis rappelé les différentes fois où j’avais eu affaire, dans ma vie, à des chirurgiens, et je me suis rendu compte que pas une fois je n’avais été opéré par une femme. Partant de là, je me suis mis en quête d’un pourcentage et j’en ai trouvé trois : en 2011, on ne compte que 2% de femmes chez les urologues, 5% chez les orthopédistes et 10% chez les chirurgiens digestifs. Je n’ai malheureusement pas pu trouver d’autres chiffres, mais je pense tout de même qu’ils permettent de donner un ordre de grandeur.
Par bonheur, il se trouve que l’étude dans laquelle j’ai trouvé ces chiffres est ce que l’on appelle une enquête « qualitative », c’est-à-dire – je simplifie à l’extrême – une enquête où l’on interroge les acteurs sur leur vécu sans les réduire à des chiffres. L’article universitaire, écrit par Emmanuelle Zolesio, s’intitule : « De la nécessité pour les femmes chirurgiens de ‘faire leurs preuves’. Surinvestissement professionnel et grossesse ». Il s’agit d’un document précieux pour essayer de comprendre d’où provient l’écart de proportion entre hommes et femmes chirurgiens que j’évoquais ci-dessus.
Dans son étude, Emmanuelle Zolesio explique qu’une forte domination masculine s’exerce encore sur le métier de chirurgien. Les chefs de service sont, la plupart du temps, des hommes, et les préjugés sur la « faiblesse » ou le « manque d’investissement professionnel » des femmes demeurent. Zolesio montre ainsi que les femmes reprennent à leur compte ces préjugés qui leur sont assénés et en font « deux fois plus » que les hommes pour rompre avec l’idée qu’elles seraient plus « faibles » ou « moins investies » qu’eux. Une des enquêtées de Zolesio explique par exemple qu’on lui a répété à de nombreuses reprises que « la chirurgie, c’est pas un métier d’femme ».
Ainsi, les femmes chirurgiennes s’astreignent à faire plus de gardes et à s’imposer plus de travail que leurs homologues masculins. Par ailleurs, le moment de la grossesse, quand il arrive, constitue en soi une double épreuve puisqu’il faut d’abord l’annoncer puis l’articuler avec le travail. Beaucoup d’enquêtées de Zolesio racontent ainsi les pressions morales qu’elles ont subies de la part de leurs chefs de service pour les assurer qu’elles ne tomberaient pas enceintes. Moment difficile, l’annonce de la grossesse est souvent repoussée jusqu’au moment où elle devient visible et, une fois celle-ci déclarée, les femmes concernées font tout pour continuer à travailler « comme si de rien n’était », ne s’arrêtant qu’au moment où cette situation devient manifestement incompatible avec leur métier et reprenant le travail le plus rapidement possible après l’accouchement. Pis : les femmes chirurgiennes font tellement leurs les critères de la domination masculine qu’elles les appliquent parfois ensuite aux infirmières (notamment dans le cas où celles-ci tombent elles-mêmes enceintes et prennent leurs congés maternité).
Je ne peux que vous inviter à lire cet article passionnant, qui montre bien la prégnance de la domination masculine qui s’exerce dans le lieu social précis que constitue le monde de la chirurgie. On pourrait, cela dit, multiplier les exemples (songez au bâtiment), et c’est d’ailleurs ce qu’a fait un collectif d’auteurs dans le livre intitulé : L’inversion du genre. Quand les métiers masculins se conjuguent au féminin… et réciproquement.
Puisque l’idée d’une réciproque est lancée, j’aimerais maintenant vous parler d’un autre métier médical qui est, au contraire, majoritairement féminin : le métier d’infirmière (je ne mets pas au masculin à dessein). Il se trouve que j’ai été opéré il y a peu (par un homme, au passage) et que, depuis cette opération, je dois subir des soins tous les jours pendant quinze jours. L’ordonnance qui m’a été donnée précise bien que ces soins doivent être prodigués « par une infirmière diplômée d’État ». Je ne m’en étais pas rendu compte jusqu’à ce que je me retrouve nez à nez avec un homme, venu pour me faire ces soins.
Là encore, ma curiosité a été piquée et j’ai essayé de dénicher des chiffres sur la proportion d’hommes et de femmes qui exercent ce métier. Ceux que j’ai trouvés datent de 2010 et sont pour le moins intéressants : 87,4% de femmes, soit 12,6% d’hommes. Je n’ai pas trouvé d’enquête qualitative qui puisse expliquer les causes d’un tel écart, mais j’imagine qu’il doit en exister. Si je devais faire de la sociologie de comptoir, je dirais que l’une des causes est probablement le fait que ce métier est perçu comme « féminin » et, par conséquent, comme « dévirilisant » pour un homme (ceux qui ont lu in extenso l’article d’Emmanuelle Zolesio auront pu constater que les femmes adoptent au contraire des techniques de « virilisation » pour s’imposer dans le monde de la chirurgie).
Dans un cas comme dans l’autre (même si, dans le second cas, je ne m’appuie pas sur des faits scientifiques mais sur une intuition), ce sont donc les critères de la domination masculine qui semblent s’imposer. Je l’ai dit, je le redis : j’ai pris le monde de la médecine parce que j’y ai eu affaire récemment, mais on pourrait multiplier les exemples (on n’appelle jamais la « plombière » ou l’« électricienne »). Ces éléments doivent nous inviter à être vigilant.e.s, car il n’est pas rare que nous véhiculions nous-mêmes des préjugés machistes (sur ce point, je vous invite à aller visiter la section « féminisme » du très bon blog de Rommain Jammes et Florian Yagoubi, dont les articles, plein d’humour, sont toujours éclairants). Pour prendre un exemple récent, j’ai été étonné, il y a deux semaines, de voir une femme travailler sur un chantier ; je me suis dit : « c’est pas banal ! ». Réflexe humain mais réflexe machiste, alors même que je me revendique clairement comme féministe et que j’essaie de mettre systématiquement ma vie en adéquation avec cette conviction. Homme ou femme, personne n’est à l’abri de véhiculer les préjugés qui permettent, aujourd’hui encore, le maintien de la domination masculine – qui a certes pris des formes différentes de ce qu’elle était au siècle dernier, mais qui n’a pas disparu pour autant. Le féminisme est un combat qui n’est pas encore terminé ; il doit être mené au quotidien aussi bien par les femmes que par les hommes. Jusqu’à l’égalité réelle.